Chronique : L’ONG peut-elle acheter la paix sociale ?

Shakeb voulait des détails sur nos programmes de lifeskills et de livelihoods. Il coordonne ce champ d’activités au sein de CARE India. Heureux hasard pour nous, Zulfikar se charge du projet. En fait, il essaie de se charger du projet, comme tout le reste du pays… Lifeskills et livelihoods incluent une quantité pêle-mêle de qualités, de techniques et d’aptitudes qui améliorent généralement la vie quotidienne de gens excluent d’une société moderne basée sur les services. Il s’agit de développer pratiquement n’importe quoi qui prolongerait leur survivance. Dans un environnement occidental, la définition de ces concepts pourrait être comparée au domaine d’activités professionnelles dont fait partie la construction, la plomberie, la mécanique, et qui aujourd’hui, nécessite quasi-obligatoirement un diplôme. Ici, c’est le « free for all ». Le « free », ce sont les bêtes humaines qui croupissent dans des villages improvisés parce qu’un jour chacun d’eux s’est dépossédé de ses terres les vendant à un prix ridicule simplement pour avoir un jour le plaisir de s’endormir sur une liasse d’argent. Ils sont intouchables, nombreux, profondément illettrés, paresseux et passent leur journée à exiger du gouvernement. Sans entrer nécessairement dans les détails, parce que l’État a décrété que cette catégorie de gens SC/ST (Castes et Tribus particulières) méritaient un meilleur avenir que leur passé, plusieurs d’entre eux ont décidé de s’asseoir, fumer, boire et attendre que tout leur tombe dans la main. Le nombre important de SC/ST a créé un certain populisme politique fondé sur les castes. Par le pouvoir de la masse, afin de courtiser le vote de ce groupe, les partis ont enchaîné au fil des ans promesses par-dessus promesses. Aujourd’hui, les SC/ST s’assoient et attendent la tenue de ces promesses. Le « all » concerne toutes les ONGs qui capitalisent sur le sujet. Grâce à l’argent du même gouvernement et d’organisations philanthropiques internationales, chaque organisme bienfait son petit projet en multipliant de courts ateliers formateurs. « Pas mal », me direz-vous et je ne vous contredirais pas. En effet, individuellement, ces petits projets permettent à beaucoup de NGOuckers de se convaincre qu’ils travaillent pour le bien de leur nation. À défaut de voir le gouvernement se fendre le derrière que pour les biens nantis, plusieurs se donnent comme mission d’améliorer pacifiquement le sort de leur prochain. Voici trois statistiques typiquement hindustanis : Charivarisons un peu avec les chiffres. L’Inde compte 334.62 habitants/ km², c’est un individu par 3 mètres carrés ou 1.73m par 1.73m ! Mélangeons cette statistique avec le minimum d’ONGs 30 000. Il y a ainsi une ONG par 109.57 km², donc 1 ONG pour 36 664 personnes. De ceci, enlevons 350 millions à la population puisque ce nombre correspond à la classe moyenne indienne ; ce qui laisse supposer que cette catégorie n’a pas recours aux programmes gérés par ces organisations. Estimons aussi que 5% de la population indienne gagne un revenu supérieur à la classe moyenne, nous devons aussi réduire ce nombre de la population totale. Refaisons alors le calcul selon la « clientèle cible » des ONGs : 700 millions d’habitants pour 30 000 ONGs, toujours le minimum estimé. Subséquemment, 1 ONG dessert 23 333 individus sur la terre de Gandhi. En remplaçant le minimum d’ONG par le maximum, le ratio devient 1 pour 16 666 habitants ; presque autant que la population gérée par n’importe quel conseil municipal. Le « free for all », ce sont ces 30 000 à 42 000 ONGs qui mettent sur pied des programmes de livelihoods et/ou de lifeskills. Présentement, chacune manœuvre à développer des microprogrammes afin de démontrer qu’elle mérite plus d’argent, plus d’attention, plus de reconnaissance, plus d’influence. Des loups qui se mangent entre eux… Le gouvernement crache l’argent là où son influence, son intérêt et sa compétence sont tristement nuls. Il refile sa responsabilité à 32 000 organisations pour gérer des enjeux aussi importants que les livelihoods/lifeskills, mais aussi le système de castes, la position sociale de la femme, l’éducation rurale, l’environnement, les campagnes de sensibilisation sur la santé, la pauvreté, etc. Par l’entremise d’ateliers, les oubliés de l’État sont chambardés d’une activité à l’autre afin que leur présence figure dans les rapports d’activités de toutes ces compagnies sociales. Plus ces dernières s’activent, plus elles reçoivent les budgets qui permettent leur progression et ainsi leur pouvoir d’action. Au lieu de se concentrer à développer un système national d’éducation pratique et professionnel, l’État indien se sert de ces 32 000 acteurs pour acheter temporairement la paix. L’ONG se positionne en tant qu’intermédiaire entre le nécessiteux et le pourvoyeur. L’État, dépassé par les demandes de son peuple, se donne le pouvoir de fournir des budgets à des groupes qui prétendent être plus près de la réalité. Avec l’argent, ils développent des programmes qui endorment et occupent la masse sociale. L’ONG vend la paix. Elle bouleverse l’équilibre social et empêche la réaction des masses. Elle achète du temps et repousse l’heure du bouleversement révolutionnaire. Revenons à Shakeb Nabi qui se promène à travers l’Inde afin d’essayer de structurer l’enjeu, il se promène, collecte des informations, mais se rend aussi compte de la gigantesque tâche qui se dresse devant lui. Comme moi, il ne voit pas l’issue. Il continue parce qu’au lieu de rien faire, il travaille. Il croit aux gens qu’il aide et se console en pensant qu’en outillant un ou vingt individus, il les sauvera. Leur offrira-t-il vraiment un meilleur sort ? L’ONG est relativement nouvelle dans l’Histoire. 30 ans auparavant, bien peu d’entre elles s’occupaient de la société civile. En fait, toute la responsabilité appartenait au gouvernement, ce qui lui donnait une raison d’être. Un peu plus loin dans l’Histoire, lors de la Révolution Française, Américaine ou lors des mouvements de grève du 19e siècle dans les ports anglais, il n’y avait pas d’ONG ; seulement beaucoup de pauvres et très peu de riches. Les pauvres ont pris les moyens significatifs pour occuper la place qui leur appartenait dans la dynamique de pouvoir de l’État. Bien sûr, les actions tenues ont nécessité la violence, mais qu’est-ce que la violence physique lorsque les victimes subissent une violence sociale et psychologique engraissées d’abus, d’actions corrompues et de favoritisme construites dans un espace temps qui s’étend sur plusieurs générations ? Bien peu de gens peuvent répondre à cette question, il faut avoir vécu l’affront pour avoir une idée de la légitimité de la violence, L’Histoire fournit des exemples nécessaires qui démontre son utilité. Il ne s’agit pas de définir ceci maintenant, il s’agit seulement de démontrer que l’ONG biaise le rapport à la violence. Au nom des droits humains universels, des sociétés qui ont vécu leur révolution violente intègrent une société qui doit confronter et comprendre par elle-même comment se bâtit un rapport de force. Cette société doit aussi comprendre que les solutions ne se trouvent pas ailleurs et qu’il y a un processus normal à suivre. Il n’y a pas de recette magique, peu importe le nombre de mouches qui peut tourner autour de la tête d’un enfant, le problème est interne et la solution doit aussi l’être. Elle ne repose surtout pas sur des organisations extérieures qui imposent la rédaction de projets surpassant de loin la simple livraison de nourriture. Ces mêmes organisations tentent d’établir une société qui ne correspond pas aux valeurs locales et s’ingèrent dans le processus décisionnel d’un peuple simplement parce qu’elle peut monnayer un besoin qui a été bafoué par le gouvernement en place. La paix ne s’achète pas.

Chronique : L’ONG peut-elle acheter la paix sociale ?
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