Le diable et la solidarité sociale

Il utilise probablement cette technique de livraison depuis des années. Avec un chariot diable, il pourrait accomplir sa tâche au moins quatre fois plus vite. Mais il n’a pas de chariot diable. Pourquoi, diable ? Peut-être n’y a-t-il pas pensé. Peut-être n’a-t-il pas l’argent pour en acheter un. Peu importe, le résultat est le même. Il est inefficace. Comme le Maroc. Comme les autres pays en développement. Comme le furent jadis les pays aujourd’hui développés. Dans les carrefours giratoires, les voitures ont tellement soif d’avancement que l’anarchie de leurs assauts finit par tout bloquer. Et plus personne n’avance, jusqu’à ce qu’un policier règle les noeuds de trafic… et que tout recommence. Pourquoi cette inefficacité ? Pourquoi dans les pays en développement, chaque nouveau jour est comme le premier, comme si on n’avait pas appris des expériences, des erreurs et des succès passés ? J’ai pensé un instant que les défaillances du système d’éducation marocain expliquait cela, en partie du moins. 38% des Marocains – officiellement – sont analphabètes. Mais après, je me suis rappelé avoir vu en Russie le même genre d’inefficacité : trois employés pour un job qui en nécessiterait un dans un pays industrialisé (avec les mêmes équipements), des tâches effectuées sans aucun souci d’efficacité non seulement par rapport au temps, mais aussi par rapport à l’effort physique consacré. Or, en Russie, 99,6% des citoyens savent lire et écrire. Je me suis aussi rappelé que le manque d’organisation et l’inefficacité gangrénait le bon fonctionnement du journal où je travaillais au Maroc. Le journal existe pourtant depuis dix ans et est mené par des intellectuels qui ont souvent étudié ou travaillé dans des pays développés. Mais chaque numéro est comme le premier. Comme si ces intellectuels n’avaient pas réussi à construire une structure solide pour ne pas tout recommencer à chaque fois. Le manque d’éducation, mauvaise piste, donc. Solidaire pour soi-même En Suisse, des distributeurs de sacs plastiques sont disséminés un peu partout dans les villes pour s’assurer que les propriétaires de chiens ne laissent pas les besoins de leur animal domestique sur la voie publique. Dans les fast-food en Suède, les poubelles sont conçues pour qu’on puisse trier les déchets et recupérer ce qui peut l’être. Ce ne sont que deux exemples qu’on pourrait croit banals, mais qui sont bel et bien significatifs. Car derrière eux se cache une volonté commune d’un groupe de personnes d’améliorer leur qualité de vie et de le faire ensemble, parce que c’est le meilleur moyen d’y arriver. Dans nos sociétés occidentales individualistes, la solidarité sociale n’est plus – ou est moins souvent – une affaire de survie, de générosité. Elle est devenue un outil pour que chaque individu vive mieux dans son environnement. En se mettant d’accord avec ses concitoyens sur un cadre à respecter, l’individualiste peut s’épanouir par lui-même dans un système qui fonctionne le plus souvent à son avantage. De l’autre côté, dans les pays en développement, on ne peut nier qu’il existe une forte solidarité sociale. L’esprit de communauté règne, on n’hésite pas à donner à son voisin dans le besoin – alors que chez nous on ne le connaît souvent même pas… – ou à un mendiant. Mais cette solidarité sociale en est une de survie. Elle est certes louable, très louable, mais elle ne fait que pallier les manques du jour. Les problèmes collectifs restent entiers. Et finalement, tout le monde reste seul ou seul avec ses proches : les plus pauvres sont seuls dans la bataille pour la survie quotidienne, et les plus aisés dans celle pour l’avancement personnel ou « clanique ». Et rien de collectif ne se construit. L’individualisme comme défense Cette solidarité sociale bricolée pour survivre au système défaillant des pays en développement ne doit pas nous leurrer toutefois. L’individualisme est bien présent dans ces pays aussi, quoique sous une forme bien différente. L’individualisme y devient un mécanisme de défense face à la précarité. Et bien qu’il soit tout à fait naturel, c’est lui qui empêche la construction collective et l’efficacité. Puisque les cadres de travail ou de vie sont minimes ou inexistants, rien ne peut être pris pour acquis. Chacun essaie donc de soutirer le maximum de sa situation présente, mais personne ne veut consacrer d’énergie à bâtir quelque chose de commun – des structures – dans sa société ou son entreprise. Parce qu’il sait qu’il est peu probable qu’il en retire quelque chose. La solidarité sociale des pays développés n’est pas innocente non plus. Elle est motivée par un ensemble de désir individuels d’amélioration de condition de vie. Elle est soutenue par des structures en lesquelles les citoyens peuvent avoir confiance. Ils sont donc prêts à y mettre de l’énergie. Plus les lendemains seront sûrs dans les pays en développement, plus leurs populations tenderont vers cet individualisme « encadré » qui finalement sert une solidarité sociale « constructive ». Et à ce moment, le livreur de boissons gazeuses marocain aura son chariot diable. Parce que son patron et lui-même pourront penser plus loin que la fin de la journée.

Le diable et la solidarité sociale
En savoir plus =>  Entrevue avec Paul Gérin-Lajoie - L’homme qui a mis Québec au monde
Retour en haut