Toujours prêts, mais à quoi ?

Nous désirons d’emblée éclaircir notre point de vue. Notre intention n’est pas, comme ce fut déjà le cas, d’attribuer à Baden-Powell la paternité des Hitlerjugend (Jeunesses hitlériennes, JH), véritables SA en culottes courtes. L’amalgame n’est pas absolument dénué de sens, mais il n’en demeure pas moins extrêmement réducteur et, en définitive, trompeur. En effet, si les deux mouvements procèdent d’une volonté similaire d’encadrement de la jeunesse, les idées qui y sont professées diffèrent radicalement. Cette « parenté », à laquelle il faudrait d’ailleurs adjoindre toutes les organisations d’encadrement de la jeunesse, y compris les Jeunesses communistes, s’explique principalement par le passage, dans les premières décennies du XXe siècle, des sociétés occidentales à « l’ère des masses ». En effet, face à la politisation croissante des couches populaires, l’encadrement et l’embrigadement de la jeunesse devinrent des enjeux majeurs transcendant largement les frontières idéologiques. Établir entre les JH d’Hitler et les scouts de Baden Powell une filiation autre que celle-ci semble abusif. Qui plus est, et bien que cette précision ait été nécessaire, nous ne traitons ici que du scoutisme et de ses diverses formulations. Nous voulons en effet montrer que le mouvement, particulièrement dans la première moitié du XXe siècle, a pu parfois agir bien au-delà de sa vocation initiale –au demeurant, nous le verrons, assez problématique- et devenir un lieu d’endoctrinement où la jeunesse fut mise au service d’idées nationalistes, impérialistes et colonialistes, voire racistes. S’il est clair que le scoutisme a bien changé depuis, cela ne veut pas dire qu’il faille en oublier ses côtés plus sombres. La fondation du scoutisme : Baden-Powell et les « périls » du nouveau siècle Selon l’historien Sam Pryke, au centre des idées fondatrices du scoutisme se trouve la certitude que de graves menaces, à la fois exogènes et endogènes, planent sur la nation britannique(1). Outre-Manche, c’est l’Allemagne qui inquiète. En effet, si en 1907 les conflits coloniaux avec la France et la Russie sont résolus ou en voie de l’être, les ambitions hégémoniques de l’empereur Wilhelm II en Europe et en Afrique, sur terre et sur mer, font craindre le pire à une partie de l’opinion anglaise, où se développe un fort courant germanophobe, proche des milieux conservateurs. Directement liée à ce sentiment d’insécurité vis-à-vis de la position internationale de la Grande-Bretagne(2) s’accentue la certitude d’un déclin de la société britannique elle-même. Aux yeux de ceux qui, comme Baden-Powell, croient cette dernière incapable de faire face aux défis posés par la nouvelle conjoncture, l’action s’impose. Or c’est exactement de ce sursaut nationaliste -et impérialiste car l’Empire aussi est menacé- qu’émerge la première organisation de Boy-scouts. D’ailleurs, la popularité instantanée dont bénéficiera le mouvement tend à montrer que ce sentiment de déclin et ce besoin d’une action concrète y remédiant furent très largement partagés. « L’internationalisme scout » : civilisation, barbarie et colonialisme Comme le mentionne un manuel scout de 1938, le scoutisme propose « des activités et des méthodes représentant un immense attrait pour les enfants de presque toutes les nations, spécialement pour ceux souffrant de sur-civilisation [sic] et nécessitant un exutoire à leurs instincts plus primitifs.(3) » Bien entendu, il n’y a rien de mal à vouloir rapprocher l’enfant de la nature. La question est ailleurs. En effet, l’univers « sauvage » recréé à l’intention des jeunes scouts fut avant tout fondé sur l’image que renvoyait l’Empire britannique à cette époque, soit celle d’une rencontre entre civilisation et barbarie, entre le Blanc et le « sauvage ». D’ailleurs, il importe de souligner qu’avant de fonder le mouvement, Baden-Powell fut de tous les combats coloniaux, de l’Inde à l’Afghanistan en passant par la guerre des Boers, où ses faits d’arme le rendirent célèbre. Or lorsque le mouvement voulu s’exporter dans l’Empire, conformément à sa vocation « internationaliste », il se retrouva vite aux prises avec ses propres contradictions : comment enseigner au « sauvage » des colonies l’art de la vie sauvage ? Dès lors il fut décidé, afin d’éliminer cette contradiction, de séparer les scouts blancs des « autres », y compris en Afrique du Sud… Le scoutisme sous Vichy : au service de la Révolution nationale Paul Beaudoin, ministre des Affaires étrangères de Pétain puis Laval, déclare en décembre 1940, sous l’occupation nazie : « La jeunesse c’est la France de demain. Refaire la France, c’est avant tout et surtout refaire sa jeunesse.(4) » Refaire la France, c’est mettre en branle la Révolution nationale du maréchal et sa triade réactionnaire « travail, famille, patrie ». La défaite aux mains des Allemands, c’est le constat de la décadence dans laquelle la IIIe République a plongé le pays. L’objectif le plus urgent consiste donc à former un « homme nouveau » afin que la France prenne dans la nouvelle Europe nazie le rang qui revient à sa grandeur passée. Dès lors, toute une constellation d’organisations vouées à l’éducation de la jeunesse se met en place. Ainsi, en 1940, Henri Dhavernas, dirigeant des Scouts de France, fonde les Compagnons de France. À peu près au même moment sont fédérées sous l’appellation Scoutisme français, avec l’accord du Secrétariat général à la jeunesse, les diverses branches scoutes. La vocation du mouvement est de développer chez les jeunes, garçons et filles, « [la] morale de l’honneur et du service, [le] civisme de dévouement à la patrie et [l’]engagement pour son redressement.(5) » Ce qu’il importe de noter ici c’est qu’il ne s’agit pas de mouvements empruntant une certaine éthique au scoutisme, mais du scoutisme lui-même et de ses dirigeants français, se plaçant au service d’un régime autoritaire et antisémite. Bien entendu, il n’a jamais été question ici de présenter un portrait juste ou équilibré du scoutisme. Plutôt, nous voulions nous aventurer au-delà des lieux communs afin de proposer un autre regard sur la plus grande organisation d’encadrement de la jeunesse du XXe siècle. D’ailleurs, il eut été également intéressant de voir selon quelles modalités et en vertu de quelles idées le scoutisme intervint –et intervient encore- dans la différentiation des sexes, dans la construction des identités sexuelles en Occident et ailleurs. Qu’a cela ne tienne, nous croyons avoir montré que l’étude du mouvement fondé il y a maintenant 100 ans par Baden-Powell peut s’avérer très riche en enseignements sur les mentalités et les idées qui eurent cours au siècle dernier, et, à bien des égards, dans celui qui lui succéda. (1) Sam PRYKE. « The popularity of nationalism in the early British Boy Scout movement ». Dans Journal of Social History, vol. 23, no. 3, octobre 1998, p. 310-311. (2) Sentiment qui s’est incarné dans un large courant de la littérature populaire où fut sans cesse évoquée l’invasion de la Grande-Bretagne par l’Allemagne. (3) « [scout] activities and methods are an immense attraction to children of practically all nations, especially to those who are suffering from over-civilization, and who need an outlet for their more primitive instincts. » Cité dans Tammy M. PROCTOR. « A « Separate Path » : Scouting and Guiding in Interwar South Africa ». Dans Comparative Studies in Society and History, vol. 42, no. 3, 2000, p. 606. (4) Déclaration faite dans le Paris Soir du 29 décembre 1940. Cité dans Limore YAGIL, « L’homme nouveau » et la Révolution nationale de Vichy (1940-1944). Paris, Presses universitaires du Septentrion, 1997, p. 43. (5) Ibid., p. 45

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