Accès aux médicaments : le coût de la propriété intellectuelle

Depuis la signature, en 1994, de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent le commerce (ADPIC), de nombreux acteurs se préoccupent de l’évolution de l’accès aux médicaments dans les pays en développement et des conséquences sur la santé des populations. Imposant les normes minimales en matière de propriété intellectuelle aux membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Accord sur les ADPIC peut toutefois être « court-circuité » par tout traité ADPIC-plus. Un traité ADPIC-plus est un traité qui comporte des clauses de propriété intellectuelle plus strictes. Le Central America Free Trade Agreement (CAFTA) conclu récemment entre les États-Unis, la République Dominicaine, le Guatemala et quatre autres pays d’Amérique centrale constitue l’un de ces traités. Pour mieux comprendre comment les normes de propriété intellectuelle ADPIC-plus affectent l’accès aux médicaments, il faut d’abord se pencher sur cette problématique d’accès selon la perspective des PED et du Guatemala. L’accès aux médicaments dans les PED et au Guatemala On estime qu’un tiers de la population mondiale est privé d’accès aux médicaments essentiels, une proportion grimpant à 50% dans les PED les plus pauvres(1). Les populations d’Afrique et d’Asie ne consomment que 10% des produits pharmaceutiques disponibles sur le marché, bien qu’elles représentent plus des deux tiers de la population mondiale et supportent 90% du fardeau mondial de mortalité par maladies infectieuses(2). Au Guatemala, la situation est également précaire, notamment en ce qui a trait au traitement du VIH/SIDA par antirétroviraux, un exemple souvent invoqué à cause du rôle central que jouent les médicaments dans les pronostics de survie. En 2004, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 38 000 à 130 000(3) Guatémaltèques étaient atteints du VIH/SIDA. Sur les 13 500 personnes qui auraient dû recevoir des traitements, seulement 3167 en auraient bénéficié(4). Selon d’autres études, le Guatémaltèque moyen doit défrayer plus de 80% de ses dépenses en médicaments. Avec un salaire mensuel moyen de 160 dollars américains, le défi budgétaire est de taille(5). L’OMS reconnaît que, pour un Guatémaltèque, les premières barrières au traitement contre le VIH/SIDA constituent son coût élevé ainsi que la rareté de certains médicaments sur le marché local(6). L’interaction entre les normes de propriété intellectuelle et l’accès Le débat entourant la question de la propriété intellectuelle et de son impact sur l’accès aux médicaments peut s’expliquer en quatre temps. 1) Qu’est-ce qu’un brevet ?
Au cœur des systèmes de protection intellectuelle se trouvent les brevets, qui accordent des droits exclusifs à l’inventeur. Selon l’article 28 de l’Accord sur les ADPIC, le brevet empêche que l’on fabrique, utilise, offre à la vente, vende ou importe, sans le consentement de l’inventeur, le produit breveté. La durée du brevet est de 20 ans, pendant lesquels ces droits exclusifs se traduisent en un monopole au profit de l’inventeur sur son produit breveté. 2) Des brevets pour stimuler la recherche et le développement
Selon certains auteurs(7), les brevets offrent les incitatifs essentiels au développement de nouveaux médicaments pour contrer les maladies les plus fréquentes dans les PED. Considérant les grands investissements nécessaires au développement d’un médicament, aucune compagnie n’accepterait d’investir autant sans être assurée de tirer les bénéfices de sa découverte. Ce fait est néanmoins controversé, étant donné les estimations de coûts très variables. Le monopole sur le médicament, prévalant durant la période du brevet, remplit cette fonction. Toutefois, l’accès aux médicaments dans les PED ne s’améliorera que si l’augmentation des profits des compagnies pharmaceutiques, rendue possible grâce aux brevets, entraîne l’augmentation des ressources allouées au développement de médicaments contre les maladies tropicales. Cela ne semble pas être le cas jusqu’à présent(8). 3) Les brevets et l’accessibilité financière
L’application des normes de propriété intellectuelle semble affaiblir l’accessibilité financière des médicaments, un déterminant important de l’accès. Les brevets bloquent considérablement la production et l’importation des produits génériques avant leur échéance. Ceci limite d’abord l’accès aux médicaments génériques, beaucoup moins dispendieux. De surcroît, le retrait des génériques du marché détruit la concurrence qui maintenait plus bas les prix des médicaments brevetés. La mise en œuvre complète de l’Accord sur les ADPIC occasionnerait une augmentation allant jusqu’à 200% des prix des médicaments(9). 4) Accord sur les ADPIC, accords ADPIC-plus et pressions politiques
Sous le régime des ADPIC, les PED disposent tout de même de flexibilités, certaines mesures devant aider les États à protéger la santé publique en cas de crise. Par contre, ces flexibilités demeurent sous-utilisées faute de capacités techniques, mais également en raison des pressions extérieures ayant menacé de représailles les États qui ont tenté de s’en prévaloir. Ces pressions ne sont pas susceptibles de s’atténuer dans le cadre bilatéral ou plus restreint des accords ADPIC-plus. Le nombre réduit de signataires exacerbe le déséquilibre de pouvoir de négociation, les alliances entre PED pour contrebalancer le pouvoir économique et politique des pays développés n’étant plus possibles. Par exemple, durant les négociations du CAFTA, le gouvernement guatémaltèque a été forcé de renforcer sa loi de protection de la propriété intellectuelle afin d’être retiré de la Watch list américaine qui permet aux États-Unis d’imposer des sanctions commerciales aux pays qui y sont inscrits(10). L’exemple du CAFTA : Les clauses ADPIC-plus sous la loupe On peut croire que les obstacles à l’accès, observés sous les ADPIC, seront amplifiés après la mise en œuvre des clauses ADPIC-plus du CAFTA. On peut également s’attendre à une situation similaire dans les autres contextes ADPIC-plus, qui se multiplient rapidement. Dans le CAFTA, une clause ADPIC-plus établit que la durée minimale de vingt ans de protection du brevet peut bénéficier d’extensions. Ces extensions impliquent un délai équivalent avant la tombée du monopole accordé par le brevet, retardant d’autant l’accès aux médicaments génériques plus abordables. Une autre clause ADPIC-plus prévoit une exclusivité de cinq ans sur les données de preuve occasionne également un retard de commercialisation des génériques. Cette clause assure la confidentialité des données de preuve transmises aux organismes d’approbation commerciale (innocuité et efficacité du produit) pour une période de cinq ans. Cette clause empêche les autres compagnies pharmaceutiques d’utiliser ces résultats d’études cliniques pour recevoir leur approbation commerciale. Mais les compagnies génériques ne disposent pas nécessairement des ressources techniques et financières pour reproduire ces résultats. C’est pourquoi la clause d’exclusivité peut entraîner un délai équivalent à la période d’exclusivité (cinq ans pour le CAFTA) dans le développement des médicaments génériques(11). L’application d’un autre article du CAFTA peut, pour sa part, empêcher le Guatemala d’émettre des licences obligatoires. L’article nuit à l’utilisation de cette flexibilité des ADPIC selon laquelle l’État peut charger un tiers de produire le produit breveté sans le consentement du détenteur de brevet, pour faire face à une crise sanitaire nationale. Cet article ADPIC-plus oblige les autorités d’approbation commerciale à notifier au détenteur du brevet l’existence d’un tiers demandant une approbation commerciale pour son produit breveté. De plus, le détenteur devra donner son consentement avant l’émission de toute approbation commerciale pendant la durée du brevet. Cette clause rend l’émission de licences obligatoires conditionnelle au consentement du détenteur du brevet. Ceci va à l’encontre de cette flexibilité qui existe justement pour ne pas soumettre l’accès aux médicaments, en cas d’urgence sanitaire, au bon vouloir des détenteurs de brevets(12). Ces trois exemples montrent comment le resserrement des normes du CAFTA peut retarder l’entrée des génériques sur le marché, fortifiant l’obstacle financier à l’accès, et affecter les capacités du Guatemala à faire appel aux flexibilités de l’Accord sur les ADPIC afin de protéger la santé de sa population. Des impacts similaires sont à prévoir à la suite de la mise en œuvre des autres accords ADPIC-plus. Des conséquences graves Les populations vulnérables et pauvres seront vraisemblablement plus affectées par les changements de prix et d’accès aux médicaments. Avec l’augmentation des prix, les foyers les plus démunis doivent parfois emprunter (davantage) pour pouvoir se procurer leur médication, ce qui les appauvrit encore plus. Or plus un foyer est pauvre, plus l’état de santé de ses membres risque de se détériorer. Il s’agit du cercle vicieux entre la pauvreté et la santé, car, inversement, la maladie restreint la capacité des individus à générer des revenus. Pour certains, l’augmentation des prix se traduira carrément en une impossibilité d’acheter les médicaments dont ils ont besoin. De plus, on sait que les restrictions d’accès affectent les taux de mortalité et de morbidité. Par exemple, des études estiment qu’en Amérique du Nord, le traitement par antirétroviraux diminue de 70% la mortalité reliée au VIH/SIDA(13). Conséquences graves, mais que faire pour améliorer la situation ? Il n’existe actuellement aucun mécanisme de gouvernance internationale pour s’assurer que les accords conclus n’entravent pas le droit à la santé et l’accès aux médicaments. Il s’agit peut-être là d’une première piste de solution à évaluer. Une seconde piste serait de réfléchir à des moyens pour maximiser les bienfaits potentiels de ces traités régissant les systèmes de brevets (stimuler la recherche et le développement des médicaments contre les maladies tropicales) et minimiser leurs impacts négatifs telle l’érection de barrières financières. À ce niveau, il devient urgent que les citoyens patients, premiers concernés par ces modifications, soient prioritairement consultés par rapport aux mesures à maintenir et à mettre en place. 1. World Health Organization. « Equitable access to essential medicines : a framework for collective action ». Dans WHO Policy Perspectives on Medicines, no 8, 2004, p. 1. 2. Médecins sans frontières’ Access to Essential Medicines Campaign and the Drugs for Neglected Diseases Working Group. Fatal Imbalance : The Crisis in Research and Development for Drugs for Neglected Diseases. Genève, 2001. Cité dans : Sisule F. MUSUNGU. « Benchmarking progress in tackling the challenges of intellectual property, and access to medicines in developing countries ». Dans Bulletin of the World Health Organization, vol. 84, no 5, 2006, p. 366.
World Health Organization. The World Health Report 1999 : Making a difference. Genève, 1999. Cité dans : Patrice TROUILLER et autres. « Drug development for neglected diseases : a deficient market and a public-health policy failure ». Dans The Lancet, vol. 359, no 9324, 2002, p. 946. (3) Cette estimation possède une grande marge d’incertitude pour différentes raisons. D’abord, elle concerne une maladie qui n’est pas systématiquement détectée dans la population (le test de séropositivité se fait sur une base volontaire). Ainsi, les techniques d’estimation utilisées impliquent nécessairement une marge d’erreur. De plus, au Guatemala comme dans d’autres PED, il existe davantage d’obstacles techniques et culturels à la mise en place d’un système efficace de surveillance épidémiologique de la population. (4) Organisation mondiale de la santé. Guatemala : 3 by 5 Summary Country Profile for HIV/AIDS Treatment Scale-Up. 2005, p. 1. [Document pdf en ligne]. . Consulté le 7 décembre 2006. (5) CORREA, Carlos et Médecins sans Frontières. Efectos del CAFTA sobre la salud pública en Guatemala. Rapport de Médecins sans Frontières, 2005, p. 1-9. (6) Organisation mondiale de la santé, op.cit., p. 2. (7) Voir entre autres les références suivantes. Organisation mondiale de la santé et Organisation mondiale du commerce. WTO Agreements & Public Health. Rapport conjoint du Secrétariat de l’OMS et du Secrétariat de l’OMC, 2002, p. 90-93.
CULLET, Philippe. « Patents and medicines : The relationship between TRIPS and the Human right to Health ». Dans International Affairs, vol. 79, no1, 2003, p. 140-141.
SHANKER, Singham A. « Competition policy and the stimulation of innovation : TRIPS and the interface between competition and patent protection for pharmaceuticals ». Dans Brooklyn journal of international law, vol. 26, no2, 2000, p. 363-416. (8) Médecins Sans Frontières et Drugs for Neglected Diseases Working Group. Fatal imbalance : The crisis in research and development for drugs for neglected diseases. Genève, 2001. [Document pdf en ligne]. . Consulté le 7 décembre 2006.
CULLET, Philippe, op.cit., p. 142. (9) QUICK, Jonathan D. « Ensuring access to essential medicines in the developing countries : A framework for action. » Dans Clinical Pharmacology & Therapeutics, vol. 73, no 4, 2003, p. 280.
Organisation mondiale de la santé et Organisation mondiale du commerce, op.cit., p. 94-95. (10) GHANOTAKIS, Elena. « How the U.S. Interpretation of Flexibilities Inherent in TRIPS Affects Access to Medicines For Developing Countries ». Dans Journal of World International Property, vol.7, no 4, 2004, p. 20-22. (11) Carlos CORREA et Médecins sans Frontières, op. cit., p. 1-9.
MORIN, Jean-Frédérick. « Tripping up TRIPs debates : IP and Health in Bilateral Agreements ». Dans International Journal of Intellectual Property Management, vol. 1, nos 1-2, p. 53-65.
FINK, Carsten et Patrick REICHENMILLER. Tightening TRIPS : The Intellectual Property Provisions of Recent US Free Trade Agreements. Trade Note No 20, International Trade Department, World Bank, 2005. [En ligne]. . Consulté le 7 décembre 2006. (12) Ibid. (13) Centers for Disease Control and Prevention. HIV/AIDS Surveillance Report 2001. 2001, vol.13, no 1, p. 1-41. Cité dans Médecins Sans Frontières. On ne négocie pas la santé : rapport de campagne, Genève, 2003, p. 5. [Document pdf en ligne]. . Consulté le 7 décembre 2006.

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