Avoir 20 ans à Tchernobyl

Roman Klymenok a 27 ans, le regard frondeur, les cheveux noirs bouclés retenus par un élastique. Il vit à Slavutych, une ville construite en 1989 pour reloger les habitants de la zone contaminée suite à l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Ici, l’ombre du « nuage » plane, mais personne n’en parle. C’était il y a vingt et un ans. Tous les matins, à 7h30, Roman fume sa première cigarette sur le quai de la gare. Il attend son train pour aller travailler. Destination : Tchernobyl. Aujourd’hui encore, le site grouille de monde. Sur les quatre réacteurs, un seul a disparu dans la catastrophe de 1986, les autres ont fonctionné jusqu’en 2003. Et plus de trois mille personnes continuent d’y bosser pour tout démanteler. « On y passe deux semaines, puis on part se reposer quinze jours en zone propre », explique Roman, comme si c’était parfaitement naturel. Pour lui, ça l’est. « Je suis un enfant de Tchernobyl. J’avais six ans quand la centrale a explosé. Mes parents vivaient à 70 km à l’est. Comme ce jour-là le vent soufflait à l’ouest, on a été relativement épargné. Mais on a quand même reçu des doses. De l’iode radioactif surtout. » De cet iode 131 qui, en se fixant sur la thyroïde, provoque des maladies. Notamment le cancer de la thyroïde, devenu « maladie officielle » de Tchernobyl depuis que des milliers de cas ont été recensés. Le bilan réel et définitif reste impossible à établir. « À l’époque, ça nous a bien fait marrer d’entendre dire que le nuage s’était arrêté aux frontières de certains pays européns ! Un rire noyé de larmes, puisque beaucoup d’entre nous en sont morts. » Roman, comme les autres, a eu sa part de problèmes. « Bien sûr que j’ai été opéré de la thyroïde, dit-il avec un air de défi dans les yeux. Je me suis refait une santé en France, en me rendant chaque année dans une famille d’accueil. » Depuis, le français occupe une place importante dans sa vie quotidienne : Roman est interprète. Trait d’union entre la population locale et les expatriés venus participer à la consolidation du sarcophage, il vit un peu entre deux mondes. D’un côté, une Ukraine en pleine modernisation, désireuse d’entrer dans l’Europe, mais encore marquée par le souvenir d’un système soviétique garantissant un travail pour tous. De l’autre, le monde occidental et ses excès. « L’écart de salaire entre les Européens et leurs homologues ukrainiens est énorme, ça crée quelques tensions ». Autre source de malaise : la crainte de contamination. « Quand je dis que je viens de Tchernobyl, ça jette un froid ! J’ai parfois l’impression que les gens s’éloignent comme si j’avais une maladie contagieuse. Certains sont plutôt intrigués, intéressés. D’autres ont peur pour moi, parce qu’ils ne savent pas. » Selon Roman, « même s’il y a quelques précautions à prendre », vivre du côté de Tchernobyl n’est pas forcément dangereux. La région est truffée de forêts, d’étangs, de bras de rivières (le Dniepr n’est pas loin). Mais dans cette nature prodigue où poussent baies et champignons, la mort rôde, invisible. Les particules comme le césium, qui restera radioactif pendant encore trois siècles, ont été assimilées par la terre et les végétaux, puis ont intégré la chaîne alimentaire. « Mieux vaut ne pas manger de légumes issus de cette campagne, concède Roman… Sauf que c’est trop bon ! Le césium que j’absorbe, je l’élimine en faisant du sport, par la sueur, en buvant du thé vert et du vin rouge. » Bien sûr, le gaillard sait bien que ces remèdes ne valent pas grand-chose, mais il préfère ne pas y penser. Il raconte, en bombant le torse, qu’il est en pleine forme, qu’il se roule dans la neige en sortant du sauna l’hiver, qu’il est robuste. Et qu’il n’y a que des journalistes pour s’inquiéter de la vie en territoire contaminé. Photos : Philippe Guionie

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