Chronique : L’importance des mathématiques, une double menace

Il est plus que temps de rétablir la valeur des savoirs de base, appelés aussi fondamentaux et classiques. Chose qui peut paraître paradoxale compte tenu des adjectifs auxquels ils sont rattachés ici. Reste que les assauts jumelés du constructivisme radical, qui sous-tend la présente réforme scolaire québécoise, et du néolibéralisme, qui cherche une décentralisation pour une meilleure réponse des écoles au Marché, vident progressivement l’école de son contenu « classique ». Dès lors, ce texte cherche d’abord à brièvement rappeler le rôle et l’importance des mathématiques traditionnelles et ensuite souligner les dangers auxquels cette matière est soumise. Il est à noter, également, que les autres matières méritent le même appui. En effet, le français, la géographie, l’histoire, la chimie et la physique ont droit à la même assistance puisque l’agression décrite ci-après est globale, touche tous les domaines. Ainsi, l’abstraction, le travail qui permet de sortir de soi-même est d’une grande importance. Pourquoi ? Les valeurs ne sont-elles pas des idées abstraites ? Ce texte, comme les autres, ne demande-t-il pas une enjambée à l’extérieur de la réalité immédiate et tangible ? Les mathématiques contribuent à ces sorties hors de soi. Ils s’associent à autre chose, mais exercent une grande influence sur cette capacité. Les symétries, les divisions, les multiplications, les additions et un peu plus loin la dérivée et l’intégrale, pour ne nommer que quelques opérations, participent aux voyages dans l’ontologie humaine. Partant, il est important que l’école, peu importe la facilité de l’élève ou de l’étudiant, l’amène à réfléchir de cette façon, le fasse travailler dans l’abstrait. L’enseignement des mathématiques « en situation », très réforme scolaire, dans un réalisme où tout doit être mis en relation avec son utilité concrète, réfrène les forces de l’intangibilité des mathématiques. Le constructivisme radical a fait de « la mise en contexte des savoirs » une des pierres angulaires de son programme pour les écoles et rejette ainsi, par ricochet, ces « sorties de soi ». Au reste, et en supplément d’information, J.S. Chall, professeure en éducation à l’université Harvard, a dernièrement publié une vaste analyse de recherches qualitatives et quantitatives à propos de diverses approches pédagogiques [1]. Elle y compare les résultats académiques d’élèves auxquels a été offert un enseignement de type magistral (teacher-centered) et d’autres auxquels a été proposé un enseignement de type progressiste (student-centered). En somme, cette étude avance que la première approche a une meilleure portée, que l’incidence sur les notes au bulletin est fortement et favorablement marquée par une structure qui se construit d’abord sur les savoirs « scientifiques » et, j’ajouterai, qui propose l’abstrait. Une remarque, à vrai dire, qui impose que le constructivisme radical et son « tout depuis l’enfant » soit revisité. Dans une perspective davantage politique, les inconditionnels de l’enseignement des mathématiques « en situation » voient bien que le milieu immédiat offre des contextes simples permettant de donner un sens concret à leur enseignement. La ville, ses habitants, mais aussi ses commerçants et ses industries deviennent pour eux des outils pédagogiques forts. Donc, les dangers sont nombreux, puisque dans une combinaison assez particulière, les besoins de l’entreprise finissent par s’insérer dans le contenu pédagogique. En fait, il y a en quelque sorte rencontre d’une pédagogie diffusant l’importance de l’immédiat, du palpable et de politiques publiques qui mettent au rancart une école centralisée et son programme national [2]. Il suffit, à l’évidence, de regarder à quel rythme les écoles d’Angleterre, des États-Unis et de Nouvelle-Zélande sont décentralisées pour répondre aux besoins locaux et concrets afin de se convaincre que la situation est réelle [3]. En définitive, non seulement cet enseignement des mathématiques nie la qualité de l’abstrait ci-dessus, mais rejette également une partie des repères sur lesquels s’est construite l’éducation. Les savoirs classiques, jugés inutiles par le marché, deviennent désuets. Jumelé aux attaques faites aux autres matières, c’est la toile de fond de l’humanité qui est remise en question. L’école ne devient-elle pas, dans cette perspective, un endroit de formation de fantassins dociles, comme l’a déjà écrit John Dewey [4] ? Sans remise en question, sans cette possibilité de critique à partir de larges points de repère, cette société peut-elle s’améliorer, éviter des erreurs déjà commises et, pour plaire à certains, se développer [5] ? William H. Whyte disait en 1959 que les pressions tout autour du jeune citoyen lui apprendront bien assez vite quelles sont les valeurs de l’homme moderne, nul besoin d’une école pour lui montrer ceci [6]. Somme toute, il est inquiétant de voir les institutions scolaires glisser vers ce modernisme le plus mimétique des entreprises, entériné par des pédagogies « novatrices ». Il reste à défendre, comme suite à ce texte, les autres matières, tout aussi importantes, puisqu’à la moindre faille les savoirs de base risquent de doucement faire place aux savoirs ponctuels et techniques. Aussi, bien que cela transparaisse ici, il serait plus que temps de clairement définir le rôle de l’école et favoriser les débats sur son contenu et ses approches. Il serait plus que temps d’arrêter l’oscillation des idées dans ce domaine, passant du civisme républicain à l’individualisme, et valoriser, du moins au Québec, le savoir [7]. [1] Jeanne S., Chall, The Academic Achievement Challange. What really works in the Classroom (New York : The Guilford Press, 2000). [2] Notez que l’école nationale et centralisée induit plusieurs critiques, voir l’équation du nationalisme de Ernest Gellner, Nations et nationalisme (Paris : Payot, 1989). Voir aussi les chapitres 7 et 8 de John Dewey, Démocratie et éducation (Paris : Armand Colin, réed. 1979). [3] Voir : Christian Laval, L’école n’est pas une entreprise : Le néo-libéralisme à l’assaut de l’enseignement public (Paris : Découvertes, 2003) ; David Hughes et coll., Trading in Futures. Why Markets in Education Don’t Work (Philadelphie : Open University Press, 1999) ; Geoff Whitty et al., Devolution and Choice in Education (Buckingham : Open University Press, 1998) ; Holger Daun, « Market Forces and Decentralization in Sweden : Impetus for School Developpement or Threat to Comprehensiveness and Equity ? », dans David N. Plank et Gary Sykes (dir.), Choosing Choice, School Choice in International Perspective (New York : Teachers College Press, 2003) : 92-111. [4] Cité par Normand Baillargeon, Les chiens ont soif (Montréal : Lux Éditeur, 2001) : 98. Dewey (1859-1952) est un pédagogue américain. Porte-parole d’un mouvement éducationnel progressiste aux États-Unis. Il devient défenseur de l’école démocratique et d’un type de pragmatisme en éducation (qui n’est pas celui dénoncé ici). [5] Voir le rôle de l’éducation dans : Émile Durkheim, Éducation et sociologie (Paris : Presses universitaires de France, réed. 1992). [6] William H. Whyte, L’Homme de l’organisation (Paris : Plon, 1959). Whyte (1917- 1999) est un sociologue américain. Il développe une méthode de recherche qui implique une forte intégration au groupe étudié, en opposition à l’holisme. Il s’intéresse particulièrement aux groupes urbains. [7] Le savoir est-il valorisé au Québec ? À voir la formation initiale des maîtres qui impose des pédagogies, mais qui ne favorise pas l’acquisition de savoirs académiques, il est possible d’en douter. Voir Gilles Gagné (dir.), Main basse sur l’éducation (Québec : Éditions Nota bene, 1999). Wow ! Quel article intéressant ! Cet article mériterait d’être publié ailleurs…

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