Entre chaud et froid : les relations canado-cubaines depuis 1959

Le 28 janvier, aux côtés de Fidel Castro et devant une foule de 25 000 Cubains réunis pour l’entendre, Trudeau offrit un discours dans lequel il vanta les performances économiques et les réformes politiques du régime castriste. Il fit ensuite l’éloge des relations entre Cuba et le Canada, puis termina sur un vibrant « Viva el primer ministro Fidel Castro ! » Au Canada, ce discours suscita comme l’on pouvait s’y attendre des réactions mitigées, et les sceptiques ne manquèrent pas d’accuser le premier ministre de faire preuve d’une complaisance déplacée envers Cuba. Néanmoins, cette sortie publique de Trudeau devait faire beaucoup pour raffermir les relations entre les deux pays. Le propos de cet article sera de démontrer que l’allocution de Trudeau à Cienfuegos n’avait rien de fortuit ou de surprenant. Au contraire, elle s’est inscrite dans une longue dynamique de coopération et d’échanges réciproques entre le Canada et Cuba, laquelle s’est engagée avec la révolution cubaine de 1959. Sans doute, cette relation n’a pas été sans un peu de méfiance ni d’embarras, la question du respect des droits humains par le régime castriste revenant périodiquement au premier plan de l’actualité. Cependant, face aux pressions des États-Unis pour qu’Ottawa se conforme à leur embargo, le Canada est parvenu à développer une politique originale face à Cuba, qui a eu des conséquences importantes sur l’ensemble de la politique internationale canadienne. La révolution cubaine et la réaction canadienne Il a fallu longtemps à la diplomatie canadienne pour réaliser la menace que l’insurrection populaire faisait peser sur le gouvernement de Batista. Les premiers rapports de l’ambassadeur canadien à Cuba sur Fidel Castro n’avaient rien d’élogieux : ils le posaient sous les traits d’un ennemi de la démocratie et d’un fanatique s’apprêtant à plonger son pays dans le chaos. Ils le peignaient aussi comme un être faible qui n’était pas communiste lui-même, mais qui ne s’en trouvait pas moins manipulé par un entourage communiste. À son arrivée au pouvoir, Fidel Castro a apporté une attention scrupuleuse à ne pas porter atteinte aux intérêts canadiens, par exemple en offrant une généreuse réparation aux banques canadiennes nationalisées. Cela n’a pas suffi à dissiper les inquiétudes : l’opinion du Canada envers le nouveau régime était décidément mauvaise, et l’on craignait en particulier les tentatives de ce dernier d’exporter la révolution vers l’étranger. Les relations bilatérales canado-cubaines ne pouvaient manquer d’être affectées par la détérioration rapide des rapports entre Cuba et les États-Unis, ce qui allait aboutir dès octobre 1960 à l’imposition de l’embargo américain. La réaction canadienne est apparue mesurée. Pourtant peu susceptible de sympathie envers la cause communiste, le premier ministre conservateur de l’époque, John Diefenbaker, refusa absolument que le Canada adhère à l’embargo sur Cuba, et insista pour que son pays continue de maintenir avec Cuba une politique extérieure normale. Différentes considérations ont motivé cette décision. Plusieurs auteurs ont cru voir dans la politique d’indépendance de Diefenbaker envers les États-Unis un reflet de la profonde antipathie que celui-ci éprouvait à l’égard du président Kennedy. Plus importante sans doute était la crainte de Diefenbaker de voir le conflit idéologique s’étendre dans les Amériques. Pour le premier ministre, Cuba courait le risque de devenir un simple instrument dans le rapport de forces qui opposait les deux superpuissances soviétique et américaine. L’isolement de Cuba, croyait Diefenbaker, ne pourrait que pousser l’île dans l’orbite soviétique, ce qu’il fallait empêcher à tout prix. L’opinion d’une majorité de décideurs à Ottawa était qu’un embargo ne pourrait produire de résultat positif, aussi bien sur le plan économique que sur le plan diplomatique. À cette analyse de la situation se mêlaient des intérêts économiques évidents : la désertion de Cuba par les industriels américains ouvrait de riches perspectives pour les investisseurs canadiens. Le maintien des relations commerciales avec Cuba ne fut pas sans susciter la colère de plusieurs États d’Amérique, à plus forte raison des États-Unis. Diefenbaker demeura ferme, mais accepta tout de même un compromis : le Canada s’assurerait de ne pas servir de point d’embarquement pour l’exportation vers Cuba de produits industriels, de machineries et d’équipements américains. Il prit aussi l’engagement de réduire la vente de matériel stratégique vers Cuba. Différents facteurs ont permis aux premiers ministres canadiens successifs de tenir tête au puissant allié américain sur la question cubaine. D’abord, l’embargo fut dans l’ensemble peu suivi par les alliés des États-Unis. Des partenaires aussi importants que le Royaume-Uni, la France, l’Espagne et le Japon ont continué d’entretenir des relations commerciales régulières avec Cuba. Il aurait donc été très mauvais pour l’image des États-Unis de paraître forcer la main du Canada dans cette situation. Ensuite, à l’inverse des États-Unis, l’émigration cubaine au Canada a toujours été très faible : encore en 1980, cette communauté comptait 295 membres à peine, de sorte qu’elle ne possédait pas un poids démographique suffisant pour exercer une pression sur les décisions des élus. Un troisième facteur qui a conduit les différents gouvernements canadiens à adopter une politique autonome concernant Cuba est la popularité même de cette politique auprès de la population canadienne. Sans parler de la fascination exercée par la personnalité de Castro – à laquelle Trudeau lui-même n’est pas resté insensible –, les Canadiens se sont réjouis de voir leur pays défendre son indépendance face aux pressions exercées par les États-Unis. D’ailleurs, la position canadienne sur la problématique cubaine a souvent servi d’argument aux premiers ministres canadiens lorsqu’on leur reprochait d’adhérer de trop près aux vues américaines en politique internationale… Idéologie, droits humains et relation économique La crise qui a suivi la révolution cubaine a permis au Canada d’affirmer avec force une prise de position qui allait devenir une constante de la politique extérieure canadienne. Le Canada s’est traditionnellement montré disposé à traiter avec des pays dont le régime était fondé sur une idéologie politique différente de la sienne, dans la mesure où ce régime profitait d’un appui populaire significatif. Ainsi que l’a affirmé George Schuyler, spécialiste canadien des relations avec l’Amérique latine, « le Canada s’est montré préparé à accepter une certaine diversité idéologique tout en cherchant à négocier sur les différends de nature politique ». Les conséquences d’une telle vision apparaissent lorsqu’on la compare avec la réaction des États-Unis, qui ont perçu l’expansion du communisme en Amérique comme une menace directe à leur sécurité, et qui ont réagi en cherchant à isoler diplomatiquement Cuba. Le Canada, au contraire, n’a jamais cessé d’entretenir des liens avec le régime de Castro. Cette attitude de tolérance n’a pas empêché l’apparition de frictions entre les deux pays, dont certaines ont été assez importantes. À différents moments, le Canada s’est en effet montré très critique à l’égard de la situation des droits de l’homme à Cuba et de leur violation répétée par le régime communiste. Paradoxalement, les premiers ministres qui ont cherché à resserrer les liens entre le Canada et Cuba ont souvent été ceux qui ont condamné avec le plus de vigueur les manquements de Cuba sur la question des droits de la personne. Ce fut notamment le cas de Jean Chrétien : en 1997, en réponse à l’arrestation de quatre opposants, il décida la suspension de toute aide ne servant pas des fins strictement humanitaires, et menaça de revoir en profondeur les relations avec Cuba. Un nouveau refroidissement s’est produit en 2003 à l’annonce de l’incarcération de soixante-quinze dissidents pour des motifs politiques. Même Pierre Elliott Trudeau, dont le préjugé en faveur de Cuba est connu, dut se résigner à suspendre l’aide au développement à destination de Cuba, en 1978, pour protester contre l’intervention cubaine dans la guerre civile en Angola. Ainsi, tout en conservant intactes ses relations avec Cuba, le Canada a tenté d’influencer le développement du système politique cubain dans un sens démocratique et pluraliste, et il n’a pas reculé devant le recours à des sanctions économiques lorsque le régime castriste s’éloignait de manière flagrante de ces principes. En marge de ces tensions occasionnelles, le Canada et Cuba ont su développer une coopération commerciale lucrative, que l’alignement de l’économie cubaine sur le bloc socialiste n’a que peu entamée. Ainsi, Cuba a longtemps dépendu du Canada pour avoir accès au marché monétaire international, ainsi que pour l’importation de biens que le pays se procurait traditionnellement aux États-Unis. Les avantages que retirait le Canada de cette relation bilatérale étaient tout aussi évidents. La balance commerciale du Canada dans ses échanges avec Cuba est longtemps restée excédentaire, tandis que l’absence des entrepreneurs américains facilitait singulièrement les opportunités d’investissement dans l’île. Cette tendance s’est inversée depuis : les importations canadiennes en provenance de Cuba totalisent désormais 590 millions de dollars, tandis que les exportations canadiennes ne dépassent pas 327 millions. C’est véritablement sous le gouvernement Trudeau que le commerce avec Cuba a pris son envol, alors que le volume des importations et des exportations s’est plusieurs fois multiplié entre 1968 et 1981. C’est à cette époque également que le tourisme canadien vers Cuba s’est développé avec l’inauguration de vols directs entre Toronto et La Havane et avec la mise en place d’infrastructures bureaucratiques cubaines au Canada, dont un office du tourisme. On connaît l’ampleur que cette industrie a prise depuis : en 2003, plus de 450 000 Canadiens ont voyagé en direction de Cuba. Après un recul relatif à l’époque de Mulroney, un nouveau resserrement des liens économiques s’est produit avec l’arrivée de Chrétien au pouvoir, peu de temps après que la chute du bloc communiste ait placé Cuba dans l’obligation de réorienter sa production. C’est le moment qu’ont choisi les entreprises et les organisations non gouvernementales canadiennes pour se précipiter sur l’île. Elles trouvaient à Cuba des circonstances très favorables, parmi lesquelles des coûts de production faibles et une main-d’œuvre hautement spécialisée. Une grande partie des investissements canadiens se sont effectués dans le secteur du tourisme, mais aussi dans les industries minière et pétrolière avec, notamment, une participation très importante de la firme albertaine Sherritt. À ce renouveau qu’il a vigoureusement encouragé, le gouvernement Chrétien a répondu en transformant en profondeur la position du Canada à l’égard de Cuba. Le ton a été donné par André Ouellet, secrétaire d’État aux Affaires extérieures, qui a déclaré en 1994 que la Guerre froide était terminée et qu’il convenait donc de tourner la page au sujet de Cuba. Tout en dénonçant l’effort de Washington pour isoler La Havane, le Canada a demandé la réintégration de Cuba au sein de la communauté internationale, et a milité pour une reprise de l’aide humanitaire en direction de l’île. C’est au nom de tels principes que le Canada a dénoncé l’entrée en vigueur de la loi Helms-Burton, aux États-Unis, qui cherchait à établir des sanctions contre les entreprises étrangères qui commerçaient avec Cuba. La phase de bonne entente qui s’est manifestée avec l’arrivée au pouvoir de Chrétien a reçu le nom d’« engagement constructif ». Conclusion La révolution cubaine a placé Ottawa dans une position délicate. Confronté à des pressions américaines parfois intenses, le Canada a choisi malgré tout de maintenir des relations normales avec le régime cubain. Il s’est justifié en prenant appui sur un principe qui allait marquer par la suite la politique étrangère canadienne : une approche réaliste et pragmatique de la diversité idéologique, accompagnée d’un dialogue continu destiné à aplanir les conflits d’ordre politique. La relation entre le Canada et Cuba a été orientée en grande partie en fonction de considérations financières et commerciales, ce qui n’a pas empêché le gouvernement canadien de se montrer sévère envers son interlocuteur cubain lorsqu’il croyait que ce dernier manquait à ses devoirs et brimait ouvertement les droits et libertés de ses citoyens. Depuis son accession au pouvoir, le premier ministre Stephen Harper s’est montré discret sur les liens de son pays avec Cuba, et n’a évoqué le régime communiste cubain, dans un discours à la Grenade en juillet 2007, que pour dénoncer son bilan en matière de droits humains. Bien que l’on ne puisse pas parler de refroidissement, la tiédeur démontrée par le gouvernement Harper marque bel et bien une nouvelle étape dans les relations entre le Canada et Cuba, tout à l’opposé de l’ouverture qui caractérisait l’attitude du premier ministre Chrétien au cours des années 1990. Sans surprise, il ne semble pas par ailleurs que la démission de Fidel Castro et son remplacement à la tête de l’État par son frère Raul donnent lieu à une réorientation majeure des liens unissant les deux pays ; le Canada, du moins, n’a donné aucun signe officiel qui tendrait en ce sens. Vous avez aimé ? Ce texte est du numéro mars/avril de la revue Le Multilatéral. Vous en voulez plus ? 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