Entrevue avec le constitutionnaliste Peter Hogg

1er février 2006 Q : Selon une enquête du périodique L’Actualité, l’identité canadienne partout au pays est de plus en plus déclassée par rapport à d’autres facteurs de rattachement, tels que la communauté linguistique et ethnique, la municipalité, le secteur professionnel et la classe sociale. Ces données confirment-elles l’échec de la Charte en tant qu’élément rassembleur de ce pays ? R : Par la globalisation, il semble y avoir une dépréciation générale de l’identité nationale partout dans le monde occidental. Je pense qu’aujourd’hui, ce sont les centres économiques et les villes qui sont plus importants que l’État national. Les États sont de nos jours obligés par les accords internationaux et perdent une grande partie de leur pouvoir d’agir et donc, la prémisse de la question est réaliste : il y a un déclin de l’identité nationale. Je pense que la Charte des droits est un facteur qui aide l’identité canadienne. Les gens sont fiers de la Charte des droits et donc je ne pourrais acquiescer à l’idée qu’elle soit un échec. Toutefois, c’est une question qui devrait faire l’objet de recherches. À mon avis, la Charte est un des éléments qui aident à stimuler l’identité canadienne. Q : Les médias canadiens et québécois ont semblé déployer de grands efforts pour qu’un nouveau gouvernement soit élu à Ottawa, et cela en faveur de M. Stephen Harper. Croyez-vous que les médias et les entreprises de sondage soient devenus la clé d’une victoire électorale au pays ? Peut-on encore parler de démocratie au sens pur ? R : C’est une question très intéressante. En nous référant à la dernière campagne, je crois que, très tôt, les médias ont senti qu’il y avait eu un changement quant à l’opinion populaire en faveur des conservateurs. Ils ont ressenti cet effet au moyen des sondages. À ce moment, les médias suivaient l’opinion publique et ni les sondages ni les médias n’ont été la cause de ce changement. Ce dernier s’est présenté, ils l’ont reconnu et l’ont rapporté aux gens qui pouvaient changer leur propre opinion, car ils n’avaient aucune idée de l’opinion du voisin. Ce que j’ai pu ressentir lors de la campagne était l’avalanche des reportages des médias qui voulaient souligner les échecs de la campagne libérale. Un désastre chaque jour. De belles images de Stephen Harper et d’abrutissantes images de Paul Martin. Je crois que cela créait un peu l’effet de « suivre le troupeau » (bandwagon). Dans ce sens, les médias ont anticipé les élections et cela a eu une influence importante. D’un autre côté, j’ai été frappé d’un commentaire très intéressant de Peter Mansbridge, lorsque je regardais les résultats des élections à CBC. Il a dit que les libéraux avaient eu un désastre par jour et qu’ils avaient malgré tout obtenu 103 sièges. Alors, cela ne représentait pas la victoire écrasante que la presse nous avait fait croire. La presse indiquait manifestement que les conservateurs allaient obtenir une majorité et que les libéraux allaient être loin derrière. Ce n’est pas ce qui en est ressorti. Les médias et les sondages ont probablement eu une influence, mais cette influence n’a pas été marquante. Q : Le ministre québécois de la Santé, le Dr. Philippe Couillard, travaille en ce moment sur son plan de mise en œuvre du jugement Chaoulli, rendu par la Cour suprême. Ce jugement alimente bien des débats sur l’activisme judiciaire au pays, et sur la délégation par nos politiciens des grandes politiques publiques entre les mains du pouvoir judiciaire. Croyez-vous que les tribunaux soient devenus le seul forum où l’on peut efficacement opposer aux gouvernements des aspects de la société qu’il serait opportun de modifier ? R : Ma réponse générale est non. Je pense que les processus démocratiques normaux sont les forces de conduite de la plupart des réformes. Récemment, j’ai remarqué qu’il y avait des questions dont nos représentants électoraux semblaient peu disposés à discuter. L’avortement est l’une d’entres elles. Citons par exemple la décision Morgentaler renversant l’interdiction de l’avortement. À mon avis, les politiciens élus n’auraient pas été préparés à le faire, même si les sondages démontraient qu’une majorité de personnes croyaient aux droits et libertés de la femme. Un autre exemple est le mouvement des droits des homosexuels. Les politiciens ont semblé peu enthousiastes à présenter une loi protégeant les droits des gais et des lesbiennes. Je ne crois pas que nous serions arrivés à une législation légalisant le mariage entre personnes de même sexe si les tribunaux, incluant la Cour d’appel du Québec, n’avaient pas rendu un certain nombre de décisions renversant la règle du sexe opposé, car cela était contraire à la Charte des droits. Bien sûr, cette question n’est pas disparue, car Stephen Harper veut la reposer de nouveau. Je crois qu’il y a des problèmes qui affectent des minorités impopulaires ou qui reflètent de très grandes divisions dans la société, et que les politiciens semblent peu enclin a en débattre de leur propre initiative. Les soins de santé sont un autre problème. Lorsque l’on considère l’inquiétude des gens face aux soins de santé et ce, partout au pays, je crois que cela touche tous les citoyens, même ceux qui n’ont pas de problème de santé… Quoi qu’il en soit, nous avons la décision Chaoulli qui mentionne que les listes d’attente du Québec sont si scandaleuses que des gens meurent pendant qu’ils sont sur ces listes, alors que d’autres voient leur état empirer en raison du délai d’attente trop long. Qu’entendons-nous sur ce problème ? Lors de la campagne électorale, il n’y a eu aucun débat sur les soins de santé. La réalité est que nos gouvernements doivent réformer notre système de santé. Ils vont devoir, d’une manière ou d’une autre, le rendre plus efficace. Les coûts du système de santé augmentent de 7% par année. Ils sont en train de tout absorber. Cela fait en sorte, entre autres, qu’il y a un manque de financement pour les universités. Toutes les fonctions fédérales souffrent en raison des coûts élevés du système de santé. Nous devons en avoir le contrôle. Cependant, personne ne parle de cela non plus. Tout ce dont on parle c’est de dépenser plus d’argent dans le système. Le Québec a un an pour se conformer à la décision Chaoulli. Je pense que la décision a été rendue en juin, alors il sera intéressant de voir les propositions de Québec dans les prochains mois. Je pense que les autres provinces commenceront de leur côté à prendre des initiatives. Elles attendent probablement de voir comment agira le Québec. Le Devoir a d’ailleurs rapporté en novembre que le Québec allait permettre les soins de santé privés parallèment au système public, en plus de permettre aux gens de s’acheter des assurances pour un système de santé privé. Mais bon, je crois comprendre que ce n’était qu’une fuite, ce n’était pas officiel, le gouvernement l’a nié. Nous ne savons pas ce que le Québec proposera … Q : Le Sénat est contrôlé par le Parti libéral. Légalement parlant, le Sénat pourra rejeter les projets de lois adoptés par les Communes. Croyez-vous que les sénateurs libéraux et leurs alliés oseront s’opposer aux Communes, sachant que leur blocage ne pourra faire tomber le gouvernement, mais empêchera le premier ministre Harper de faire adopter son menu législatif en temps opportun ? R : Si je me réfère au gouvernement Mulroney, ce dernier a suivi une longue période de gouvernements libéraux. Le Sénat était majoritairement libéral par ses membres. Je plaisante sur le fait que le Globe and Mail, un journal quotidien pour qui j’ai écrit, avait installé une procédure d’insertion automatique dans le logiciel Word qui changeait le mot Sénat par l’expression « Sénat à majorité libérale ». N’oublions pas que le Sénat était une grande nuisance pour le gouvernement Mulroney. Par exemple, le Sénat a refusé d’approuver la loi sur le libre-échange nord-américain, et le gouvernement a dû procéder à une élection sur cet enjeu. C’est seulement après avoir remporté des élections largement basées sur cet enjeu que le gouvernement Mulroney a pu faire adopter la loi sur le libre-échange nord-américain. Alors, je pense qu’il est possible que le Sénat ne rende pas la tâche facile au gouvernement Harper. Si j’étais un sénateur, je porterais attention aux mesures qui faisaient partie de la plate-forme électorale du gouvernement Harper, puisque le premier ministre peut légitimement exiger qu’elles soient approuvées par le Sénat. Alors, même s’ils n’approuvent pas la réduction de la TPS, je crois que les sénateurs ne peuvent valablement voter à son encontre. Ainsi, je crois que nombreux seront les sénateurs qui raisonneront de cette façon et qui jugeront qu’il n’est pas approprié de contourner des mesures ayant fait partie d’une campagne électorale qui a remportée la victoire. Q : L’ancien premier ministre Paul Martin a invoqué le besoin de faire disparaître la disposition dérogatoire prévue à la Charte canadienne. À ce sujet, croyez-vous que les juges auraient plus de retenue dans leurs jugements dans un contexte où leurs décisions seraient finales et incontournables par le Parlement ou les législatures provinciales ? L’article premier serait-il alors interprété plus largement, modifiant le test Oakes ? R : Les propositions de cette question sont cohérentes. Il est logique de dire que s’il n’existe aucune porte de sortie face aux décisions judiciaires, les tribunaux pourraient devenir plus déférents avant de renverser une loi. Par ailleurs, je voudrais insister sur deux points. Premièrement, l’article 33 n’est utilisé qu’à de rares occasions. Je ne crois pas que les tribunaux y pensent lorsqu’ils rendent une décision. C’est un échappatoire qui a été particulièrement exercé au Québec pour le cas des droits linguistiques. Mis à part cela, rares ont été les occasions où l’on y a eu recours. Deuxièmement, il ne faut pas sous-estimer les pouvoirs de l’article premier, qui permet aux législatures de surplomber les décisions des tribunaux. Dans mon article sur le « dialogue » qui a été publié en 1998, j’indiquais que la grande majorité des décisions renversant des lois étaient suivies de nouvelles lois qui, essentiellement, suivaient les mêmes objectifs que les anciennes. Seulement une de ces décisions, l’affaire Ford, invoquait l’article 33. Ils ont simplement conçu et adopté une loi qui était un peu moins intrusive dans les garanties que ne l’avait été l’ancienne. J’en conclus que nous avons présentement une forme de révision judiciaire assez peu contraignante dans ce pays. Ce n’est pas difficile dans la plupart des problèmes de trouver un moyen d’accomplir le motif législatif et de se conformer à la Charte des droits. Je crois que nous avons un début de dialogue entre les deux pouvoirs (le législatif et le judiciaire) et les tribunaux l’ont reconnu. Bref, il ne s’agit pas seulement de l’article 33, mais aussi de l’article premier ! Q : Comment expliquez-vous la déférence traditionnelle des gouvernements face aux jugements de la Cour suprême, malgré la présence d’une disposition dérogatoire relativement simple à mettre en œuvre ? Croyez-vous que l’on puisse se fier à cette déférence traditionnelle, ou plutôt que cette tendance puisse changer selon les idéologies des prochains gouvernements ? R : Je pense que les politiciens, comme la grande majorité des Canadiens, croient en la primauté du droit et estiment que les gouvernements devraient non seulement être contrôlés par des coercitions légales, mais qu’ils devraient aussi adhérer à des coercitions judiciaires quand les tribunaux déclarent que des limites leur sont applicables. Je crois que c’est une attitude qui tend à croiser les lignes des partis et que le recours à la clause nonobstant n’est pas une violation du droit, car la loi permet de l’invoquer. Cependant, il apparaît que le recours à cette clause soit perçu comme étant démesuré, parce que cela semble démontrer que le gouvernement se prononcera contre la Charte des droits. Je crois que c’est pour cette raison que les gouvernements ont été bien peu disposés à avoir recours à cette clause, même lorsqu’il y a eu des décisions concernant la Charte qui leur ont déplu. Ils pensent probablement qu’il serait plus impopulaire de faire quelque chose contre une telle décision que de s’y conformer. Q : L’interprétation de l’article 15 a évolué de manière significative depuis l’adoption de la Charte, sa portée étant de plus en plus large. Certaines critiques ont fait surface par rapport au concept d’égalité consacré par la Charte. Croyez-vous que la Charte et la Cour suprême aient introduit dans notre société une égalité qui va parfois contre les inégalités naturelles des sociétés humaines ? R : C’est essentiellement ce dont je traiterai pendant ma conférence. Les tribunaux ont plutôt fondamentalement limité l’article 15. Cet article garantit l’égalité et la protection contre les discriminations basées en particulier sur la race, la nationalité ou l’origine ethnique, le sexe, l’âge et le handicap mental ou physique. L’expression « notamment » signifie que cette énumération de motifs n’est pas exhaustive. L’article 15 a été mis en vigueur en 1985, soit trois ans après l’entrée en vigueur de la Charte. Les tribunaux ont alors établi que n’importe quelle classification ou distinction pouvait être attaquée en vertu de l’article 15. En trois ans, on rapportait 570 cas où des lois étaient attaquées en vertu de l’article 15. C’était une avalanche ! Alors, les tribunaux ont décidé que pour avoir un recours, il faudrait que la partie démontre qu’elle soit visée par un des motifs énumérés à l’article 15 ou par un motif analogue. Ce resserrement signifiait alors que sur les 570 cas, seulement 40 d’entres eux seraient recevables. Cette restriction qui fut le résultat de l’affaire Andrews a grandement réduit l’étendue de l’article 15. Nous avons tendance à oublier que cela a créé une restriction écrasante. De plus, la Cour a non seulement contraint la personne à prouver qu’elle subissait une discrimination provenant d’un des motifs de l’énumération de l’article 15 ou d’un motif analogue, mais cette dernière doit aussi prouver que cette discrimination engendre une atteinte à sa dignité humaine. La majorité des affaires qui se sont rendues en Cour suprême du Canada depuis cet ajout en 1999 ont été perdues. Les parties démontraient qu’elles avaient été désavantagées par leur âge, leur sexe ou leur statut matrimonial, mais les tribunaux ne pouvaient leur donner gain de cause, car cela ne portait pas atteinte à leur dignité. Donc, l’effet général a été de rendre plus étroite l’étendue de l’article 15. Les affaires qui ont fait l’objet de publicité médiatique ont été bien évidemment des causes concernant l’orientation sexuelle, où les parties n’étaient pas satisfaites de la décision de leur procès. Ce sont là des causes directement liées avec un des motifs de l’article 15 et dans lesquelles on retrouve des minorités qui, difficilement, tentent d’obtenir des redressements et des remèdes de la part des législatures. De toute façon, je suis en désaccord avec la prémisse de cette question, qui suppose que l’étendue de l’applicabilité de l’article 15 ait été élargie jusqu’à maintenant. Q : À votre avis, combien y a-t-il de « sociétés distinctes » au sein de la fédération canadienne, au-delà du seul caractère linguistique. R : Je ne sais pas. J’ai été un fervent défenseur de l’Accord du Lac Meech et de l’Accord de Charlottetown, car il m’a semblé que plusieurs aspects du Québec étaient distincts. Je pense à la langue française qui y est parlée et bien sûr au droit civil. En reconnaissant la notion de société distincte dans la Constitution, le Québec aurait une meilleure place dans la fédération. Je pense que ce serait une bonne chose à faire. Alors, j’ai été choqué lorsque j’ai constaté une telle opposition face à cette idée. Je ne pouvais comprendre pourquoi certains s’y opposaient. Mais plusieurs personnes faisaient partie de ce groupe. Bien sûr, cela ne s’est pas concrétisé. Un des arguments de l’opposition était qu’il y avait plusieurs sociétés distinctes au Canada. À mon avis, la réponse à cela est qu’il n’y a aucune partie du Canada qui est distincte comme le Québec peut l’être. C’est pour cela que je n’ai pas adhéré à cette proposition. Si vous vous référez aux sociétés distinctes définies dans l’Accord du Lac Meech et l’Accord de Charlottetown, je ne crois pas qu’il existe d’autres sociétés distinctes. Évidemment, chaque région du pays possède sa différence régionale, mais lorsque vous voyagez de Vancouver à Terre-Neuve, vous restez surpris de constater à quel point le Québec est distinct des autres provinces, même si vous pouvez noter certaines différences entre les autres provinces.

Entrevue avec le constitutionnaliste Peter Hogg
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