Les enfants de la partition

Fikret Kahrovic est un guide de montagne bien connu à Sarajevo. L’amitié, il connaît. Depuis des années, il amène des expatriés en montagne histoire de faire découvrir les beautés naturelles des environs. Grâce à lui, des dizaines de coopérants post-conflit embrassent les vertes et les mures collines sans risquer de sauter sur une mine… Pour un guide de montagne, un lendemain de guerre miné est une hérésie. Il en reste près d’un million au compteur, de ces mines meurtrières, qui polluent montagnes et forêts. Elles sont un crime perpétuel, perpétré contre les générations futures. Il y a des cerveaux qui ont été minés pendant le siège de Sarajevo qui s’est échelonné de 1992 à 1995, soit le plus long de l’histoire moderne. Minés ? Bien sûr : sinon, comment expliquer que des amitiés vieilles de 30 ans aient pu être reléguées à la fausse aux oubliettes, du jour au lendemain ? Avant la guerre, Fikret se plaisait à parcourir les montagnes avec son vieux pote d’enfance, de personne à personne, et non de Bosniaque musulman à Serbe orthodoxe. Un jour fatidique, quelque part dans un bivouac en montagne…- Hé ! C’est qui ton ami ? C’est un musulman non ? – Heu… oui, mais… lui, ce n’est pas un musulman comme les autres. Le musulman, c’était Fikret qui, tout à coup, voyait son pote serbe sommé de s’expliquer cette amitié. Puis, la descente aux enfers. Le pote qui ne le reconnaît plus dans la rue. Le pote qui fait la pute et s’embrigade dans l’armée. Le pote qui devient un « Sniper », chargé de tirer à vue sur des civils de Sarajevo. Au final, le pote qui meurt dans des circonstances nébuleuses. « Certains disent qu’il s’est tiré une balle dans la tête », dit Fikret, comme s’il croyait très très fort en cette version, espérant que des restes humains émergent des cerveaux minés. Aujourd’hui, comme bien des habitants de Sarajevo, il ne croit plus en la mixité. En 1991, soit avant la guerre, Sarajevo, réputée ville ouverte, comptait environ 40 % de mariages mixtes. Les Serbes, Bosniaques, Croates vivaient côte-à-côte, les mosquées et les églises de confession orthodoxe, juive et catholique coexistaient. Lors des Jeux olympiques de 1984, le patineur de vitesse québécois Gaétan Boucher a remporté l’or dans une ville qui était reconnue pour son multiculturalisme. Aujourd’hui, 10 ans après les Accords de paix de Dayton de 1995 et qui ont imposé la partition, la ville a complètement changé de visage, une résultante du brassage des populations. De nombreux Serbes ont quitté pour joindre la République Serbe, alors que Sarajevo accueillait des Bosniaques désireux de joindre la nouvelle fédération croato-musulmane. Parmi les nouveaux arrivants, peu ont connu la coexistence interculturelle en milieu urbain. Il s’en trouve beaucoup pour admettre leur incapacité à accepter la mixité. « Je suis rentré à Sarajevo après m’être réfugié 10 ans à l’étranger, et voilà que je ne reconnais plus ma ville ! déplore Mahir, rentré au bercail récemment. Je suis sensé être un Bosniaque, mais je refuse les étiquettes. J’avais des amis serbes, croates, bosniaques ! Moi, je ne veux pas d’étiquette, je me considère encore comme un Yougoslave ! À Sarajevo, je ne reconnais plus personne ! Les gens ouverts d’esprit, ils sont partis à l’étranger ! » Pour Mahir, comme pour tant d’autres, c’est le contact avec la différence qui permet l’apprivoisement interculturel. La partition, si elle a pu calmer les esprits pour un temps, est un boulet pour les générations futures qui n’apprendront pas l’art du vivre ensemble. Srebrenica, jadis ville majoritairement bosniaque, a été le théâtre d’un nettoyage ethnique en juillet 1995, lorsque les troupes du général Ratko Mladic l’ont investie malgré le « protectorat » des casques bleus onusiens, exécutant sommairement entre 7000 et 8000 habitants masculins.La ville fait désormais partie de la République serbe et compte une majorité serbe. En vertu des accords de paix, les réfugiés bosniaques, majoritairement des veuves et des jeunes, ont droit de retour et droit de vote, même à distance, dans la mesure où ils comptent réintégrer leur ville. Ainsi, la ville compte un maire bosniaque qui vit à Sarajevo. Des Bosniaques de retour, surtout des femmes âgées, ont parfois eu droit à une mauvaise surprise, leur maison étant occupée par d’anciens voisins ! Milena, étudiante serbe engagée dans le multiculturalisme, travaille d’arrachepied dans une maison des jeunes de Srebrenica. Sa meilleure amie est Bosniaque, mais elle-même ne se fait pas trop d’illusions sur la capacité actuelle du système de favoriser la coexistence. « Les partisans de la réconciliation et de la diversité ont perdu la guerre ». Le système de partition est si complexe (voir encadré [1]) et si contesté que la communauté internationale impose à la Bosnie-Herzégovine, depuis décembre 1997, un haut représentant civil chargé de prendre des décisions contraignantes et des mesures provisoires. C’est ce dernier qui a imposé des plaques d’immatriculation communes, un passeport unique, une monnaie, une loi sur la citoyenneté, un nouveau drapeau ; il a également révoqué plusieurs responsables locaux élus. La Bosnie-Herzégovine glisserait progressivement vers une forme de « protectorat déguisé ». En effet, les responsables politiques locaux (serbes, croates et bosniaques) ont tendance à renoncer à trouver des compromis, car ils savent qu’en dernière instance le haut représentant civil tranchera. Un taux de chômage élevé, la pauvreté, un processus de retour des réfugiés inefficace, la difficile articulation entre les trois entités gouvernementales et administrations créées, sont quelques uns des problèmes que confronte la Bosnie-Herzégovine d’aujourd’hui. Dans ces conditions, il demeure peu probable que la Bosnie-Herzégovine survive au départ des Occidentaux, de l’avis de plusieurs observateurs. En principe, c’est en juin 2007 que devait prendre fin le protectorat. Une perspective qui en effrait plus d’un, dont Azra, jeune professionnelle de Sarajevo : « Arg ! Moi, si les internationaux partent, je me pousse d’ici ! » Paix de sioux pour une poudrière Deux entités fondées sur des bases ethniques entérinant les résultats du nettoyage ethnique, chacune disposant de sa constitution, de ses forces armées et de sa police, la Fédération croato-musulmane (51 % du territoire) et la République serbe de Bosnie (49 %). Un pouvoir exécutif de la république de Bosnie-Herzégovine assuré par une présidence collégiale rotative de trois membres (en alternance : un Bosniaque, un Croate et un Serbe). Les dernières élections (1er octobre 2006) donnent une idée de l’ampleur du fossé : – Nebojša Radmanović, membre bosno-serbe est favorable à un référendum sur la sécession de la République serbe, alors que Haris Silajdžić, membre bosniaque est partisan d’une Bosnie- Herzégovine réunifiée. Željko Komsić, membre bosno-croate, est perçu comme un modéré, mais il est contesté par une partie de la population croate pour son manque d’autorité « morale ». [1] L’ABC d’un conflit L’éclatement de la Yougoslavie 4 mai 1980 Mort de Tito. Mise en place d’une présidence yougoslave collégiale. Le régime communiste avait jusqu’alors étroitement surveillé le nationalisme des peuples yougoslaves. 28 juin 1989 600e anniversaire de la bataille de Kosovo. Slobodan Milosevic s’empare des thèmes nationalistes devant 500 000 Serbes. 1990 Premières élections multi-partis, alors que les sentiments nationalistes poussent à la création d’Etat-Nations séparés. 26 juin 1991 Indépendance de la Croatie et de la Slovénie. La guerre en Bosnie-Herzégovine 29 février 1992 Le oui l’emporte au référendum sur l’indépendance. Les Bosno-serbes boycottent massivement (s’étant opposés à sa tenue). Le pays déclare son indépendance trois jours plus tard. 28 mars 1992 Déclaration d’indépendance de la République serbe de Bosnie (Republika srpska). Avril 1992 Début du siège de Sarajevo et déclaration d’indépendance reconnue par l’EuropeL’occupation par l’Armée yougoslave engendre un nettoyage ethnique et la partition du pays en deux entités serbe (Republika Srpska présidée par Radovan Karadzic et appuyée par la Serbie) et croate (Herceg- Bosna, soutenue par Franjo Tudjman, président de Croatie). septembre 1995 Bombardements de l’Otan contre des objectifs bosno-serbes. 12 octobre 1995 Entrée en vigueur d’un cessez-le-feu définitif. 21 novembre 1995 L’accord de paix est paraphé à Dayton (États-Unis), par les présidents serbe, croate et bosniaque Slobodan Milosevic, Franjo Tudjman et Alija Izetbegovic. Reconnaissance d’une division ethnique (une entité croato-musulmane et une république serbe) dans une Bosnie-Herzégovine unifiée.

Les enfants de la partition
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