Mine d’art au pays du charbon : Le Louvre en région

Le philosophe de l’art David Carrier rappelle que sans l’art qui s’y trouve, un musée est une coquille vide. En bon pragmatiste, il défend l’idée que, s’il s’agit parfois d’entrer dans un musée pour accéder aux œuvres d’art, il faut en revanche visiter la ville où il se trouve pour comprendre un musée. Appréhender la relation fondamentale entre le musée et la cité qui l’abrite, affirme-t-il, est indispensable si l’on veut comprendre le bien-fondé de l’institution muséale. Pour Carrier, qui s’efforce de fournir une explication historico-critique cohérente de l’origine des espaces muséaux modernes comprenant des œuvres d’art à vocation publique, l’ensemble de ces considérations concernent, au premier chef, les institutions comme Le Louvre(1). Relevons quelques-unes des considérations qui ont été au centre de l’argumentaire de la ville de Lens dans le cadre du processus de candidature pour justifier l’obtention de la nouvelle antenne régionale du célèbre musée, le 29 novembre 2004. Dans ses dossiers de mise en candidature, Lens a fait valoir ses atouts symboliques et démocratiques ainsi que géographiques, économiques, démographiques et fonciers(2). L’arrivée du Louvre dans cette ville ouvrière, fait valoir la mairie, développerait l’accès à la culture et ferait figure d’événement sur le plan symbolique. Ce type de développement régional favorisant la culture comme vecteur de développement socio-économique, option souvent reléguée au second plan, est ici exploré de manière radicale(3). Lors d’un des nombreux témoignages de soutient à l’égard cette initiative, la directrice de l’organisme Culture-Commune affirme : « Dans le Bassin Minier du Pas-de-Calais, les guerres et la révolution industrielle ont eu raison du riche patrimoine d’avant le 20e siècle. Tout ce qui n’a pas été construit ou reconstruit, se devait d’avoir une fonction ou une utilité sociale ou économique. De fait, il n’y a pas eu de construction de lieux dédiés à l’Art : ni théâtre, ni musée, ni école d’art. Il coulait de source que les Beaux-Arts n’étaient d’aucune nécessité aux populations minières. Celles-ci l’entérinèrent tant et si bien, que même encore aujourd’hui, les gens ne s’autorisent pas à penser et à imaginer que l’accès à la culture et aux œuvres de l’humanité est un droit. Le développement économique ne devrait pas être la seule grande priorité d’action politique sur ce territoire. L’art et l’action culturelle constituent des leviers fondamentaux de libération des imaginaires individuels et collectifs, d’ouverture sociale, de construction de repères et de représentation du monde et, d’estime de soi. »(4) Pourtant, jusque dans leur apparence grandiose, rappelle Carrier, les musées démontrent qu’ils ont été construits par et pour les riches. De fait, certains sociologues ont démontré que, malgré leur grande accessibilité géographique et la gratuité des admissions, les collections publiques sont généralement peu fréquentées par la classe ouvrière. De ces sociologues, Bourdieu soutenait que « les musées trahissent, dans les moindres détails de leur morphologie et leur organisation, leur fonction véritable, qui est de renforcer chez les uns le sentiment de l’appartenance et chez les autres le sentiment de l’exclusion(5) ». Ce genre d’analyse, d’après David Carrier, dévoile une position sceptique cohérente sur le plan historique. C’est la posture critique de ceux pour qui, dans son essence, le musée est un produit de la bourgeoisie dominante, un lieu procédant au déroutage symbolique par divers procédés de la valeur des œuvres qu’il contient. Selon cette conception, le musée impose à l’art qu’il abrite un nouveau cadre de lecture historique, un produit de l’impérialisme, du colonialisme et des institutions élitistes creusant le fossé social, la preuve de la fragmentation des classes, de la corruption de l’art par l’argent, bref, de la marchandisation de l’art. Le musée serait donc l’instrument tout désigné de fracture sociale, haut lieu dont la fréquentation, pratique arbitraire, serait presque exclusivement le privilège et le fait des classes cultivées(6). Comme l’écrit Carrier, l’idée même d’un musée d’art véritablement populaire (aux deux sens du terme) est presque une contradiction. Il s’appuie d’ailleurs sur une remarque provenant d’un texte de Charles Baudelaire à l’effet que la collection publique du Louvre était relativement inaccessible au Parisien défavorisé pour soulever le cruel constat sociologique dont il est ici question. Ces thèses sociologiques seront donc mises concrètement à l’épreuve dans le cadre de l’implantation de l’antenne régionale du Louvre. Il sera certainement très intéressant de constater si le pari historique d’une démocratisation de la culture muséale donnera raison au scepticisme des sociologues ou à l’optimisme des administrations publiques. (1) Voir David CARRIER. Chapter 1. « Beauty and Art. History and Fame and Power on Entering The Louvre”, Museum Scepticism. A History of the Display of Art in Public Spaces. Duke University Press. Durham and London. 2006. p.17-38. Ainsi que, David CARRIER, The Aesthete in Pittsburgh : Public Sculpture in an Ordinary American City, Leonardo, no1. (2003), p. 35-39. (2) Voir Le Louvre 2009, Maintenant une réalité, http://www.ville-lens.fr/Mairiedelens/Mairielens.nsf/wload ?open&cat=1 (3) Sur la question de l’épanouissement de la vie culturelle dans les régions voir Johanne LANDRY, « Régions – La culture est une responsabilité collective : Les leaders locaux doivent s’assurer d’un appui constant venant des communautés locales, Dans Le Devoir, Édition du samedi 5 et du dimanche 6 octobre 2002. http://www.ledevoir.com/2002/10/05/10383.html (4) Chantal LAMARRE, Témoignage de soutien, http://www.ville-lens.fr/MairiedeLens/Mairielens.nsf/78f95e3e9a757643c
1256ac600460c4b/02fea5251b5e3a9fc1256e3d005b7689 ?OpenDocument (5) P. BOURDIEU et A. DARBEL avec D. SCHNAPPER. L’amour de l’art : Les musées d’art européens et leur public, Collection « Le sens commun », Édition de Minuit, 1969, p.165 (6) Voir P. BOURDIEU et A. DARBEL avec D. SCHNAPPER. L’amour de l’art : Les musées d’art européens et leur public, Collection « Le sens commun », Édition de Minuit, 1969, 247 p.

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