Pour un art libre

Dans son documentaire, Neumann s’attarde notamment à plusieurs œuvres du groupe né en 1905, Die Brücke (Le Pont), formé par quatre étudiants en architecture à l’École supérieure de Dresde : Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938), Fritz Bleyl (1880-1966), Erich Heckel (1883-1970) et Karl Schmidt-Röttluff (1884-1976). La réouverture du Musée ethnographique de Dresde en 1910 influence considérablement Die Brücke, car elle permet à ces artistes de se familiariser avec la gravure et l’art primitif, qui n’est contraint à aucune norme de beauté. L’art primitif est libre et suggère ce qui n’a pas été exploré dans les écoles d’art : la difformité, la disproportion, la matière vivante et la liberté individuelle du créateur. Ces principes formeront les bases de l’art expressionniste allemand. Par son radicalisme, l’expressionnisme tente de renouveler l’art moderne. Il montre que la réalité est une question de perception. C’est pourquoi il transgresse les limites de la réalité et favorise l’exploration des formes et des couleurs. Seuls les sentiments et les passions de l’artiste importe. Der Blaue Reiter (Le cavalier bleu), association créée à Munich en 1911, qui regroupe de nombreux artistes (Wassily Kandinsky (1866-1944), Franz Marc (1880-1916), Paul Klee (1879-1940), Gabriele Münter (1877-1962) et Robert Delaunay (1885-1941)) adoptera également ces principes. Neumann souligne que les expressionnistes naissent en Allemagne au moment où l’Empire de Guillaume II ne laisse aucune place à la sensibilité et à la créativité. Des valeurs telles que « devoir », « raison », « discipline », « courage », « rigueur » fondent la société allemande d’avant la Grande Guerre. Rien n’est laissé au hasard. Tout est structuré. Il n’est donc pas étonnant que les expressionnistes se révoltent. À travers leur art, ils lancent un cri pour transformer cette société qui tend à sa destruction. Après la Première Guerre Mondiale, le mouvement expressionniste se manifeste au cinéma. Das Kabinett des Doktor Caligari (Le Cabinet du docteur Caligari) réalisé en 1920 par Robert Wiene (1873-1938), qui raconte l’histoire d’un Docteur, directeur d’un asile de fous malgré qu’il soit lui-même atteint de folie, est un des films cultes de l’expressionnisme. Car, le fou possède une conception singulière de la réalité et il respecte uniquement ses normes et non celles qu’on lui imposent. Neumann se réfère aussi à Doktor Mabuse, der Spieler (Le Docteur Mabuse) de Fritz Lang (1890-1976), sorti en 1922. Lang met en scène un fou criminel obsédé par le pouvoir qui veut d’abord, gouverner la société allemande et ensuite, contrôler le monde entier. Ce thème n’est pas sans évoquer les enjeux des événements récents qui se sont déroulés en Europe : la soif de pouvoir des grands empires, qui a mené à l’une des guerres les plus meurtrières et cruelles de l’histoire, l’effondrement de ces empires dont celui de Guillaume II et l’instauration de la République de Weimar, qui a profondément divisé l’Allemagne. Avec l’ascension du parti nazi dans les années 1930, les expressionnistes se voient traiter de « fous », de « malades mentaux » et de « criminels » parce qu’ils osent défier l’harmonie et l’art classique. À l’expressionnisme, les nazis opposeront un art « objectif » dont les normes sont édifiées selon les valeurs du parti. Il s’agit d’un art rationnel où l’expression de l’artiste est totalement écarté au nom d’un idéal de beauté. Les nazis préfèrent un art épuré, léché, rigoureux où la finesse de la ligne domine l’œuvre contrairement au trait de pinceau « vulgaire » et « imprécis ». Pourtant, comme le note Neumann, certains auteurs allemands accusent les expressionnistes de cultiver les valeurs guerrières favorisées par les nazis, malgré que ces derniers les rejettent et les dénigrent. Car, l’art des expressionnistes est pour plusieurs « agressif » et « violent ». Il entretient une fascination pour la guerre et la révolution. Le 19 juillet 1937, à Munich, l’exposition sur l’art dégénéré s’ouvre. Plus de 650 œuvres expressionnistes y sont présentées. On y retrouve des œuvres d’Otto Dix (1891), de George Grosz (1893-1959), d’Oscar Kokoschka (1886-1980), de Vincent Van Gogh (1853-1890), etc. Des milliers de spectateurs se déplacent pour assister à cet événement. Certains y vont par curiosité ou pour admirer des œuvres qu’ils n’auront plus la chance de voir et d’autres pour juger et dénigrer cet art condamné par les nazis. À la suite de cette exposition, un grand nombre d’œuvres seront vendus à l’étranger ou détruites. En conclusion, nous pouvons dire que L’expressionnisme allemand de Neumann, appuyé sur une documentation historique riche et variée (tableaux, dessins, plans architecturaux, films, photographies, affiches, etc.), maintient l’intérêt du spectateur. Le fait que l’auteur s’abandonne à un jeu ludique en proposant une alternance entre ses explications, la présentation des documents qui les appuis et de courtes mises en scène construites en pâte à modeler pour illustrer une thématique développée, dynamise le contenu et crée un rythme souple des plus stimulants. De plus, Naumann propose une réflexion rigoureuse et pertinente sur le combat des artistes au début du XXe siècle. Rappelons que les expressionnistes, par leur audace, ont ouvert la voie à un nouveau genre, l’art abstrait, qui se développera particulièrement en Amérique avec des artistes tels que Jackson Pollock ( 1912-1956) et Willem de Kooning (1904-1997). Neumann montre aussi que l’art est une arme efficace pour lutter contre la « pensée unique » mise de l’avant par les régimes totalitaires et qu’il permet de conscientiser une population face à la répression de la liberté. Malheureusement, aujourd’hui, ce combat est trop souvent oublié, car nous vivons dans des sociétés où la liberté d’expression semble acquise et sans danger. L’expressionnisme allemand de Stan Neumann, France 2006, 62 minutes, présenté dans le cadre du 25e festival international du film sur l’art (2007).

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