La guerre en Irak Si certains observateurs [1] estiment que la guerre en Irak est l’enjeu clé des présidentielles de 2008, d’autres croient que son incidence pourrait être moins déterminante que l’on veut bien le croire. Selon Pierre Hassner, professeur à l’Institut d’Études Politiques de Paris, bien que les Américains aient l’impression d’avoir été floués par l’administration Bush sur la question irakienne, ils sont nettement moins affaiblis qu’après la guerre du Vietnam (1959-1975) et ne semblent pas vouloir abandonner leur politique étrangère interventionniste [2]. En ce sens, en dépit du fait que démocrates et républicains soient aux antipodes sur la stratégie à adopter pour terminer l’intervention en Irak – les démocrates discutent d’un éventuel plan de retrait des troupes et les républicains souhaitent augmenter les ressources –, leur vision de la politique étrangère des États-Unis ne serait pas radicalement différente. D’ailleurs, tous les candidats sont fermes sur la question de la sécurité (dont la prolifération nucléaire) et ils sont tous en faveur d’une augmentation des budgets et des effectifs militaires, notamment de l’armée de terre [3]. Les aspirants à la Maison Blanche continueront sans doute de faire valoir leur position sur l’Irak, mais on ne s’attend pas à ce qu’elle influence outre mesure le choix des électeurs. Par contre, il suffirait qu’il y ait un second 11 septembre pour que la guerre en Irak et d’autres questions de sécurité deviennent les enjeux centraux. Hassner croit que dans ces circonstances, l’élection du républicain Rudy Giuliani – considéré comme le candidat le plus à droite sur les questions de sécurité – ne serait pas impossible [4]. On se souviendra d’ailleurs des élections de mi-mandat de 2002 qui, quelques mois avant le scrutin, laissaient croire que les républicains seraient sanctionnés pour la mauvaise posture de l’économie, et du tournant majeur à quelques jours des élections lorsque les menaces terroristes ont été évoquées et que le renversement du régime de Saddam Hussein a été présenté comme la suite logique des mesures à prendre dans la lutte contre le terrorisme. La menace iranienne L’Iran, qui est dans la mire de Washington depuis un bon moment en raison de son programme nucléaire civil qui pourrait également servir à la création de bombes, devient un sujet encore plus épineux à la suite du rapport des services de renseignement américains publié au début décembre [5]. On y apprend que l’Iran ne serait probablement pas en mesure de produire suffisamment d’uranium hautement enrichi pour fabriquer une bombe nucléaire d’ici 2013. Rappelons qu’en 2005, un autre rapport indiquait que l’Iran était « déterminé à développer des armes nucléaires en dépit de ses obligations internationales et de la pression internationale » [6]. Le rapport de décembre change la donne en indiquant plutôt que l’Iran a réagi aux pressions, sans fermer complètement la porte au développement de l’arme nucléaire. Même si le président américain George W. Bush continue de croire que l’Iran est dangereux et juge qu’il y a encore des choses à expliquer, l’enjeu devient plus difficile à débattre. Comme les questions de politique étrangère ne sont généralement pas les plus déterminantes dans le choix des électeurs, il serait probablement plus avantageux pour les candidats de se concentrer sur les enjeux qui touchent plus directement les Américains. L’énergie Devant l’impressionnante consommation pétrolière, tous les candidats s’entendent sur la nécessité de diversifier les approvisionnements en pétrole pour éviter que les États-Unis soient à la solde de pays exportateurs dont l’instabilité complique les relations commerciales. Mais les mesures visant la réduction de la consommation ne sont pas abordées et aucun candidat ne propose d’augmenter la taxe sur les produits pétroliers. L’« American way of life », caractérisée par la consommation rapide des ressources naturelles, demeure intouchable. Mentionnons que, du côté républicain, Rudy Giuliani envisage l’éthanol et le nucléaire comme sources d’énergie alternatives au pétrole et que chez les démocrates, Hillary Clinton est aussi favorable à la diversification des sources d’énergie – incluant l’éthanol – mais qu’elle aborde toutefois la question de l’efficacité énergétique. Reste à voir si cet enjeu peut soulever les passions. Immigration Sur la question de l’immigration, démocrates et républicains se différencient par rapport à leur approche plus ou moins dure à l’endroit des immigrés illégaux et de l’obtention de la citoyenneté américaine. Malgré les différences, le projet de mur entre les États-Unis et le Mexique – pour freiner l’immigration mexicaine clandestine – a néanmoins la faveur de tous les candidats, à l’exception de John Edwards. Et l’immigration est un sujet à double tranchant. Par exemple, le républicain Rudy Giuliani croit que les immigrants devraient être capables de parler et d’écrire en anglais pour devenir citoyens américains, ce qui pourrait rallier les électeurs inquiets des répercussions négatives des quelques 12 millions de sans-papiers. Par contre, cette mesure ne serait sans doute pas appréciée des électeurs hispanophones. Le professeur Charles-Philippe David résume : si l’économie américaine se porte mal, un « sentiment anti-immigration » pourrait se développer et les candidats républicains seraient alors favorisés [7]. Reste à voir qui profitera de la conjoncture économique. Économie Sur le plan économique, les candidats sont tous en faveur du développement de nouveaux accords de libre-échange, les républicains étant en faveur du laisser-faire et les démocrates étant plutôt d’avis qu’il faille encadrer les échanges commerciaux. Par exemple, Hilary Clinton souhaite inclure des normes sur le travail et l’environnement, tandis que Barack Obama insiste sur l’importance de compenser les groupes les plus vulnérables à la libéralisation tous azimuts. Mais, au moment des élections, les électeurs pourraient se fier davantage à leur situation économique plutôt qu’à la vision économique des candidats. D’ailleurs, plusieurs chercheurs se sont penchés sur la relation qui existe entre les indicateurs économiques – tels que l’inflation et le taux de chômage – et les résultats électoraux. Leurs études tendent à démontrer que les électeurs tiennent le gouvernement responsable de la situation économique, et voteraient donc pour le parti au pouvoir lorsque l’économie se porte bien, et contre le parti au pouvoir lorsque les conditions économiques sont moins bonnes [8]. Encore une fois, il suffit d’imaginer l’effet d’une menace terroriste imminente, qui planerait sur les États-Unis au moment des élections, pour comprendre que plusieurs enjeux, incluant la situation économique, pourraient être relégués au second plan. Comme les républicains sont généralement mieux perçus que les démocrates pour faire face aux questions de sécurité, ils ont la possibilité de rebondir à tout moment, comme ce fut le cas aux élections de mi-mandat en 2002. Religion La religion est un autre enjeu incontournable de la politique américaine. Un sondage du Pew Research Center révélait en décembre que les électeurs ont une opinion plus favorable des candidats perçus comme religieux [9]. En effet, selon le centre de recherche, 61% des électeurs sont moins susceptibles de voter pour un candidat athée. Et encore faut-il que ce soit la « bonne religion ». Par exemple, le même sondage révèle que 45% des électeurs ne voteraient probablement pas pour un candidat musulman. Barack Obama, même s’il est un catholique affiché, pourrait être désavantagé, lui qu’on associe souvent à la religion musulmane parce que son deuxième prénom est Hussein, que son père est musulman et que le candidat a passé une partie de son enfance en Indonésie, un pays musulman. S’il gagne l’investiture républicaine, Mitt Romney serait le premier candidat mormon à la présidence. Il pourrait lui aussi être désavantagé puisque 25% des répondants affirmaient avoir des réticences face à un candidat mormon. Le 6 décembre, Romney a d’ailleurs fait un important discours sur la place de la religion dans la politique américaine, afin de limiter les effets négatifs que l’aspect religieux pourrait avoir sur sa campagne. Celui qui est perçu comme le candidat le plus religieux [10] affirmait alors que la religion devait avoir une place dans l’espace public, mais que ses croyances personnelles ne viendraient pas influencer ses fonctions présidentielles. Quant aux candidats évangéliques, juifs et catholiques, leurs croyances ont beaucoup moins d’impact sur les intentions de vote [11]. Rappelons que la situation était bien différente en 1960 lorsque John Fitzgerald Kennedy est devenu le premier président catholique des États-Unis. Le conservatisme victime de ses succès ? Selon Justin Vaïsse, historien spécialiste des États-Unis, nous assistons à « l’essoufflement de la révolution conservatrice » – prônant le retrait de l’État fédéral, la déréglementation économique, la réforme du « welfare state » devenu envahissant et l’affirmation des libertés individuelles. Vaïsse estime que plusieurs de ces objectifs ont été atteints, dont le taux d’imposition maximum, qui est deux fois plus bas que lorsque Reagan a pris le pouvoir en 1981, l’implosion de l’URSS, qui a laissé le champ libre aux États-Unis, et la baisse du taux de criminalité dans les années 1990 [12]. Vaïsse ajoute qu’à partir des années 2000, la globalisation économique et les nouvelles menaces terroristes ont entraîné une recherche de sécurité. Face à cette nouvelle réalité, il estime que « la révolution conservatrice n’a plus grand-chose à dire » et que des réponses collectives seraient plus appropriées pour répondre aux menaces terroristes et aux défis de la mondialisation [13]. Selon Charles-Philippe David, l’essoufflement de l’idéologie viendrait du fait que le choc néoconservateur a fait ses dommages et que les conséquences sont désormais visibles partout dans la politique américaine [14]. Pour la politique étrangère, il ne faudrait donc pas s’attendre à des changements majeurs : « Les faucons et les interventionnistes sont “in” ; les colombes et les réalistes sont “out” », d’ajouter M. David. Dans ces circonstances, il estime que le grand perdant sera le peuple américain qui n’aura pas de véritable choix. L’impopularité de l’administration Bush, à la suite de la guerre en Irak et de sa lenteur à réagir après le ravage de la Nouvelle-Orléans par l’ouragan Katrina, en août 2005, seraient également responsables de la chute de popularité des conservateurs. Plus que de la conjoncture, Vaïsse croit que c’est du côté des transformations profondes du pays que l’on peut envisager de quoi aura l’air l’après-Bush. Sur le plan sociologique, Vaïsse remarque que le dynamisme démographique de l’Amérique ne passe plus par les zones rurales [15]. Dans l’ensemble, les petites villes et la campagne votent pour les conservateurs alors que les grandes villes penchent davantage du côté démocrate. Avec la dynamique géographique, qui va vers les côtes et les grandes villes, un mouvement de fond favoriserait les démocrates. Or, dans son livre What’s the Matter with Kansas [16], Thomas Frank explique qu’au nom de certaines valeurs morales telles que l’avortement et le mariage gai, bon nombre d’Américains votent contre leurs intérêts sociaux et économiques. Il ironise la situation en écrivant que de petits fermiers votent aujourd’hui en faveur des intérêts des grands argentiers de Wall Street qui pourraient leur nuire plus que les aider. Dans ce cas, « l’essoufflement » évoqué par Vaïsse serait circonscrit à certains aspects qui pourraient affaiblir le Parti républicain, mais les valeurs morales sur lesquelles repose le conservatisme seraient encore solides. Quant aux raisons électorales, Vaïsse note que le Parti républicain – dominant seulement dans le sud – s’est ghettoïsé et est devenu « l’otage de ses minorités actives » concentrées dans cette même région, ce qui l’empêche d’ouvrir sur le reste du pays. Vaïsse donne l’exemple de la loi sur l’immigration qui devait montrer que le Parti républicain était ouvert à l’immigration, cherchant ainsi à charmer les hispanophones, devenus plus nombreux que les Africains-américains. Or, la base conservatrice républicaine s’y est opposée et le projet de loi a finalement échoué [17]. Le professeur Louis Balthazar partage le point de vue de Vaïsse quant à l’essoufflement du conservatisme américain qu’il décrit comme une bulle longtemps exagérée, surexploitée. Mais, il ne croit pas que la démographie contribue à cet essoufflement. Il explique que le mouvement de population ne se fait pas tant vers les grandes villes que vers les banlieues élargies. Or, il n’est pas certain qu’en raison de leur mode de vie et de leur homogénéité, ces populations soient devenues moins conservatrices [18]. Conclusion À moins de dix mois des élections du 44e président des États-Unis, les paris restent ouverts. Et malgré certaines tendances lourdes dans la campagne, certains enjeux – principalement liés à la sécurité intérieure – pourraient changer la donne à l’aube du scrutin. Toutefois, les thématiques qui ont été les plus populaires jusqu’à maintenant et le portrait de la société américaine laissent croire que ceux qui s’attendent à beaucoup de changement au lendemain des élections du 4 novembre pourraient être déçus. Si le visage du président sera différent à compter du 1 janvier 2009, le visage des États-Unis, lui, pourrait bien être le même. Publié sur le site Internet du journal Le Panoptique le 1 janvier 2008 [1] Christine Fréchette, Étienne Guertin et Pierre Martin, Coordonnatrice, agent de recherche et directeur à la Chaire d’études politiques et économiques américaines de l’Université de Montréal sont de cet avis. Voir en ligne : http://www.ledevoir.com/2007/11/13/164199.html. [2] Propos de Pierre Hassner recueillis lors de la conférence Les États-Unis face au monde, Chaire Raoul Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, Université du Québec à Montréal, 8 novembre 2007. [3] Propos de Charles-Philippe David recueillis lors de la conférence Les États-Unis face au monde, 8 novembre 2007. [4] Propos de Pierre Hassner recueillis lors de la conférence Les États-Unis face au monde, 8 novembre 2007. [5] Le 3 décembre 2007, les services de renseignement américains ont publié le National Intelligence Estimate, document qui évalue les intentions et les capacités nucléaires iraniennes pour les 10 prochaines années. On y apprend que l’Iran ne sera probablement pas en mesure de produire suffisamment d’uranium hautement enrichi pour produire une bombe nucléaire d’ici 2013. Les auteurs du rapport ajoutent toutefois que leurs estimations sont plus appropriées pour ce qui est de la capacité d’acquérir ces armes que sur les intentions de l’Iran et les réactions qu’aurait la communauté internationale. Le président iranien Mahmoud Ahmadinejad s’est appuyé sur ce nouveau rapport pour légitimer la poursuivre de ses activités nucléaires civiles. De son côté, le président américain George W. Bush continue de croire que l’Iran est dangereux et juge qu’il y a encore des choses à expliquer. Le rapport du service de renseignement américain est disponible à l’adresse http://www.dni.gov/press_releases/20071203_release.pdf. [6] Des extraits du rapport de 2005 sont cités dans le National Intelligence Estimate publié le 3 décembre, et disponible à l’adresse http://www.dni.gov/press_releases/20071203_release.pdf. [7] Propos recueillis lors de la conférence Les États-Unis face au monde, 8 novembre 2007. [8] La littérature scientifique sur le sujet compte plus de 300 titres selon les recensions de Michael S. Lewis-Beck et Mary Stegmaier, dans leur article « Economic Determinants of Electoral Outcomes », Annual Review of Political Science, no 3, pp. 183-219. [9] Voir en ligne http://pewforum.org/docs/ ?DocID=267 [10] Ibid. [11] Ibid. [12] Propos de Justin Vaïsse recueillis lors de la conférence Les États-Unis face au monde, 8 novembre 2007. [13] Ibid. [14] Propos de Charles-Philippe David recueillis lors de la conférence Les États-Unis face au monde, 8 novembre 2007. [15] Propos de Justin Vaïsse recueillis lors de la conférence Les États-Unis face au monde, 8 novembre 2007. [16] What’s the Matter with Kansas ? How Conservatives Won the Heart of America, par Thomas Frank, First Owl Books Edition, 2005. Une version en français est disponible depuis le 18 janvier : Pourquoi les pauvres votent à droite ? Comment les conservateurs ont gagné le cœur des États-Unis (et celui des autres pays riches), Édition Agone. [17] Propos de Justin Vaïsse recueillis lors de la conférence Les États-Unis face au monde, 8 novembre 2007. [18] Propos de Louis Balthazar recueillis lors de la conférence Les États-Unis face au monde, 8 novembre 2007. WOW ! c’est rare que les journalistes s’attardent aux enjeux ! Faudrait que les électeurs connaissent les positions des candidats avant de voter. Quoi que ça doit changer rapidement non ? Mais une chose que je ne comprends pas. Si les candidats des deux partis sont choisis bientôt, on ne pourra pas élire Giuliani même s’il y a un attentat terroriste non ? En réponse au commentaire de Keven : Vous faites sans doute référence au début de l’article, à propos de Pierre Hassner qui disait lors d’une conférence à l’automne dernier qu’il suffirait qu’il y ait un second 11 septembre pour que la guerre en Irak et d’autres questions de sécurité deviennent les enjeux centraux, et que dans ces circonstances, l’élection du républicain Rudy Giuliani – considéré comme le candidat le plus à droite sur les questions de sécurité – ne soit pas impossible. Lorsque les primaires seront terminées, peu importe la conjoncture, il ne restera que deux candidats. Si Giuliani n’est pas choisi pour représenter le parti républicain, il ne pourra assurément pas se faire élire le 4 novembre prochain. Vous avez raison. Les propos de Pierre Hassner montraient surtout l’importance des enjeux de sécurité dans les élections américaines. Pour l’instant, on peut dire que ça ne va pas très bien pour Giuliani (ou quiconque souhaite faire la campagne sur les enjeux de sécurité) : la guerre en Irak est impopulaire ; un rapport du service de renseignement américain affirmait en décembre que l’Iran n’aurait plus de programme nucléaire militaire depuis 2003 ; et on apprenait la semaine dernière, selon le Center for Public Integrity, que l’administration Bush a menti 935 fois pour justifier la guerre en Irak entre le 11 septembre 2001 et le 11 septembre 2003. Il vaudrait peut-être mieux parler d’économie et de programmes sociaux…
Chronique : Vers les présidentielles américaines de 2008