Au moment de sa création en 1965, la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) s’érige en mouvement associatif afin de s’opposer à l’instauration du régime d’assurance maladie du Québec. À la suite de l’application des recommandations de la Commission Castonguay-Neveu sous le gouvernement Bourassa, la Fédération part donc en grève généralisée en octobre 1970. L’élan combatif de la FMSQ ne reçoit cependant pas la couverture médiatique escomptée et connaît une fin prématurée avec les événements d’octobre. Sans entrer dans les détails des conflits qui opposent par la suite la FMSQ au gouvernement, il suffit de citer quelques exemples (instauration des régies régionales, réactions face au projet d’assainissement des finances publiques en 1997, etc.) pour remarquer que la FMSQ a accumulé un capital politique considérable et s’impose maintenant comme représentante majeure de ce qu’on pourrait appeler le lobby médical québécois. Aujourd’hui, la Fédération mène un autre combat concernant principalement la rémunération de ses membres. Le rapport de force qui la lie au gouvernement penche davantage pour la partie médicale qu’auparavant. Pour illustrer brièvement cette influence grandissante, notons la capacité qu’a eue la Fédération de court-circuiter la loi 37. Plusieurs mois après son adoption, et à la suite d’une paralysie de l’enseignement médical par les spécialistes, le débat sur les fondements de la loi 37 est rouvert, au point où le gouvernement qui l’a mise en place en juin dernier semble aujourd’hui la remettre en question. Ainsi, sans juger la légitimité des revendications de la FMSQ, il importe de s’intéresser au poids du lobby médical au sein des débats politiques concernant la santé. Hormis les ressources et l’organisation de la FMSQ, cette influence s’explique ici par d’autres facteurs touchant l’autonomie professionnelle et culturelle du médecin ainsi que la création d’un nouveau discours moraliste par la FMSQ. Pour comprendre le conflit qui nous intéresse, il nous faut minimalement remonter à avril 2003, au moment où la lettre d’entente 146 a été signée par la FMSQ et le ministre de la Santé et des Services sociaux, M. François Legault. Cette entente prévoit, d’une part, la création d’un comité d’étude sur la rémunération des médecins spécialistes. Celui-ci doit déposer un rapport final statuant sur les écarts entre les médecins québécois et ceux des autres provinces. D’autre part, l’entente engage le gouvernement à corriger les écarts ainsi reconnus. La signature de cette lettre met fin à une succession de « journées d’étude » organisées par la Fédération des médecins spécialistes et élimine la menace d’une journée de grève généralisée qui se dessine alors à l’horizon. Dans le rapport du comité d’étude publié en octobre 2004, la partie gouvernementale conclut donc à un écart de 10% entre la rémunération des médecins du Québec et ceux des autres provinces ; la FMSQ en arrive, quant à elle, à un écart de 44%, alors qu’une expertise indépendante statue sur un écart de 36 à 48%(1). Les deux parties entrent alors dans une période de négociations tumultueuses sur la façon de combler ces écarts. Le nouveau gouvernement en place décide de clore le débat à l’approche de la fin de session parlementaire 2005-2006 en déposant sous le bâillon la loi que nous avons déjà évoquée. Globalement, la loi 37 interdit à tout médecin spécialiste de « participer à une action concertée par laquelle il cesserait, diminuerait, ralentirait ou modifierait son activité professionnelle(2) » et fixe l’augmentation salariale des médecins spécialiste à 2% par année pendant 6 ans. En réponse à la loi 37, la FMSQ intente immédiatement deux recours juridiques. Le premier, déposé devant la cour supérieure du Québec, est une requête de déclaration de nullité de la loi 37. L’argumentation porte principalement sur le faux motif d’urgence entourant l’adoption de la loi, le non-respect de la lettre d’entente 146 ainsi que la violation des droits et libertés fondamentales des médecins spécialistes. Le second recours est une demande de respect de la lettre d’entente 146 s’adressant à un tribunal d’arbitrage(3). Cependant, ce n’est que l’automne dernier, lors de l’élaboration de la loi 33 sur l’accessibilité à certains soins de santé que la FMSQ a donné une plus grande résonance à ses revendications en invitant ses membres à ne pas suivre le plan d’action du gouvernement, forçant ce dernier à un retour aux négociations. Concrètement, la FMSQ refusait d’augmenter le nombre de chirurgies effectuées par ses membres et menaçait de cesser ses « activités bénévoles »(4) (enseignement, activités administratives diverses, etc.). Le vice-président de la FMSQ, le Dr Louis Morazain, se justifiait alors ironiquement en évoquant la loi 37 : « L’article 5 de cette loi stipule que les médecins ne peuvent cesser, diminuer, ralentir ou modifier leur pratique. On ne peut pas modifier notre pratique, donc on ne peut pas opérer plus de gens.(5) » Autonomie de la profession médicale Un des éléments les plus importants dans la définition des rapports de forces qui régissent ce conflit est, bien entendu, la situation de monopole professionnel dans lequel se trouvent le médecin et sa fédération. D’ailleurs, depuis le début du conflit, un des points de départ de plusieurs argumentaires est l’insertion du médecin dans une logique de marché. Celui-ci est un travailleur autonome qualifié, qui constitue une richesse sociale facilement exportable si on ne le rémunère pas en fonction de sa forte demande. La première déclaration du président de la FMSQ, le Dr Yves Dugré, lors de l’adoption de la loi 37 est d’ailleurs de la qualifier d’« appel à l’exode »(6). La liberté de mouvement de ce médecin-entreprise fait peur et place un poids dans la balance du syndicalisme médical. Rappelons-nous à ce sujet toute l’attention qui avait été donnée à un sondage de Léger Marketing, publié le 30 août dernier et financé par l’Association médicale canadienne. Les résultats annonçaient que 29% des médecins spécialistes songeaient à quitter la province dans les cinq années suivantes(7). Cette simple réponse émotive des spécialistes avait alors suffit pour que certains remettent en question la valeur stratégique de la loi 37. Par ailleurs, l’autonomie des associations médicales au niveau de leur juridiction professionnelle leur donne ce qu’on pourrait appeler un veto implicite sur la plupart des questions qui touchent la santé. Autrement dit, les décisions prises dans un cadre parlementaire traditionnel peuvent en être extirpées par les associations médicales et transformées en un débat touchant l’organisation de la profession. À l’automne dernier, l’élaboration de la loi 33 et les décisions politiques l’entourant présentaient justement, pour la FMSQ, l’occasion de se prévaloir de ce veto. La loi 33, une réponse au jugement Chaoulli, comprend un plan de réduction des délais d’attente pour certains services et autorise la souscription d’une assurance privée pour certaines chirurgies. Cependant, la FMSQ rédige un mémoire s’opposant à ce projet de loi. Dans sa conclusion, on lit qu’il s’agit d’un projet de loi « strict et rigide, empreint de méfiance, qui dicte la pratique de la médecine(8) ».Un peu plus tard, au moment où le gouvernement Charest décide d’investir 14,2 millions de dollars destinés à réduire le temps d’attente pour ces chirurgies, la FMSQ lance le mot d’ordre de ne pas augmenter le nombre d’interventions chirurgicales tel qu’il était prévu. Cette annonce bloque inévitablement le processus législatif et politique initial. Autorité culturelle du médecin Les associations médicales telles la FMSQ sont souvent considérées comme autorités en matière de définition de problèmes de santé publique et d’analyse des politiques de santé. Le médecin forge la culture médicale populaire, alors que les groupes formés de patients ou d’autres travailleurs de la santé ont souvent moins d’écho auprès de la population. Autrement dit, dans le cas qui nous intéresse, on a l’impression que la FMSQ se dit capable de définir ce qui constitue les intérêts du public. Ainsi, la Fédération a le pouvoir considérable de généraliser ses propres intérêts à ceux de toute la population. Dans le cadre de sa dernière campagne de publicité « Opération vérité », la FMSQ laisse ainsi entendre que les politiques du gouvernement en matière de santé ont des répercussions non seulement sur la rémunération de ses membres, mais aussi sur l’accès aux soins de la population. Plus éloquente encore, une publicité parue en 2003 avait pour slogan : « On fait plus que vous soigner, on vous défend ». La parution de cette publicité coïncidait avec une troisième journée d’étude organisée pour revendiquer l’amélioration des conditions de pratique des médecins et une hausse de 30% de leur rémunération à des fins de parité avec les autres provinces. Création d’une nouvelle morale Enfin, pour comprendre toute la portée des moyens de pression des médecins spécialistes dans le présent conflit, il faut s’attarder à la source du débat : la parité. Dans les deux camps, on parle et reparle de la parité des salaires des médecins avec ceux des autres provinces. Les écarts à combler devraient-ils être fixés à 10% ? à 40% ? En appuyant ses revendications sur le concept de parité, la FMSQ fixe le point de départ des négociations et occulte toute une partie du débat. Cette parité s’impose comme vertu primordiale et préliminaire à toute forme de discussion. Autrement dit, sans juger le fond du débat, il est évident que le fait d’oublier, souvent, de questionner le concept lui-même contribue à la force du lobby médical. Personne ne veut s’opposer à la parité, comme personne ne s’oppose à la vertu. Le débat se limite donc au niveau de rattrapage que l’on trouve juste d’accorder aux médecins spécialistes. En résumé, dans le contexte de transformation de notre système de santé, il devient intéressant d’examiner de plus près les épisodes de bras de fer qui opposent périodiquement le gouvernement à la Fédération des médecins spécialistes du Québec. À travers son autonomie professionnelle, son autorité culturelle et le développement d’un discours qui lui est propre, la FMSQ a su introduire les intérêts de ses membres au sein des débats qui touchent notre système de santé. Plus d’un an après le jugement Chaoulli qui ouvre une brèche vers le système de santé privé, encore peu de médecins se sont désaffiliés du système public. On peut toutefois se demander si les nouvelles possibilités, pour les médecins, de se rallier au privé ne deviendront pas, un jour, un élément majeur du pouvoir de négociation des groupes de médecins, au même titre que la menace d’exode aujourd’hui. 1. FMSQ. 2004. Rapport final du comité d’étude sur la rémunération des médecins spécialistes – Protocole d’accord MSSS/FMSQ. [En ligne]. . Consulté le 6 décembre 2006. 2. Assemblée nationale. Projet de loi no 37 – Loi concernant la prestation de services par les médecins spécialistes. Présenté le 12 juin 2006. [En ligne]. . Consulté le 6 décembre 2006. 3. Bellavance, Me Sylvain. « La voie des tribunaux et une autre voie… ». Le Spécialiste. Vol. 8, no 3, septembre 2006, p. 13-14. 4. Cauchy, Clairandrée. « Les spécialistes boudent le plan de réduction des délais d’attente ». Le Devoir. 13 octobre 2006. p. A1 5. Lacoursière, Ariane et Chouinard, Tommy. « Les spécialistes refusent d’augmenter la cadence ». La Presse. 13 octobre 2006. p A9. 6. Leduc, Gilbert. « Les médecins spécialistes en colère ». Le Soleil. 13 juin 2006. p. 4. 7. Bourgault-Côté, Guillaume. « Un médecin sur quatre songe à s’exiler ». Le Devoir. 31 août 2006. p. A4. 8. FMSQ. Garantir à nos patients l’accès aux services médicaux spécialisés et surspécialisés. Mémoire de la Fédération des médecins spécialistes du Québec. Réponse et commentaires au Projet de loi no 33. [En ligne]. . Consulté le 6 décembre 2006.
Crise du système de santé au Québec : un exemple de l’influence du lobby médical.