On a beaucoup écrit et débattu dernièrement sur le refroidissement des relations entre les États-Unis et l’Europe continentale et plus spécifiquement l’éloignement évident entre les politiques et perspectives internationales américaines et européennes. Ces divergences se sont ressenties de façon particulièrement marquante lors de l’intervention américaine en Iraq, menant même à un désaccord assez spectaculaire, bien caractérisé d’ailleurs par le discours donné à l’ONU par le ministre des affaires étrangères de la France, Dominique de Villepin, à la veille de l’invasion de l’Iraq. Plusieurs personnes soutiennent que l’origine de cet éloignement est l’unilatéralisme américain, qui serait une conséquence directe de l’élection de George W. Bush à la présidence américaine et qui s’est manifesté de manière particulièrement visible suite aux attaques terroristes du 11 septembre 2001. Je crois qu’il est très naïf et réducteur d’attribuer cette divergence avec l’Europe uniquement à la présidence de Bush et aux évènements du 11 septembre. Bien sûr, de par son style de leadership, Bush est beaucoup moins doué à rallier les alliés des États-Unis et à chercher un consensus que ne l’a été le président Clinton par exemple. Or, selon Robert Kagan, l’auteur de « Of Paradise and Power : America and Europe in the New World Order » , l’administration Bush ainsi que les attaques terroristes n’ont fait autre que souligner des tensions et divergences qui étaient déjà présentes depuis plus longtemps, affirmant qu’il faut remonter à la fin de la Guerre froide pour retrouver les origines de cette divergence. L’ère de la paix éternelle de Kant et la loi de la jungle de Hobbes
Kagan soutient essentiellement que l’Europe a dépassé un monde où les relations internationales sont basées sur le pouvoir et les rapport de forces pour entrer dans un monde plus renfermé, l’Union européenne, où les relations interétatiques se basent sur des lois, des règlements et des rapports économiques, justement parce que les États-Unis leur ont assuré une protection contre toute menace extérieure en assumant le rôle de policier international. Donc, avec l’Union européenne, les États européens sont passés à un état de paix éternelle Kantien, mais les États-Unis n’ont pas pu suivre l’Europe dans cet état de paix, parce qu’ils demeurent toujours dans le monde Hobbesien où le respect des lois est moins certain, laissant place plutôt à la loi de la jungle. Le fossé se creuse…
Cette thèse centrale peut donc être divisée principalement en deux phénomènes, le premier étant un fossé en terme de force au niveau pratique et le deuxième étant un fossé idéologique entre l’Europe et les États-Unis. Pour ce qui est du fossé en terme de pouvoir (Power gap), il expose qu’à partir de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à la chute de l’Union Soviétique, l’Europe était tombée dans un état de dépendance stratégique par rapport aux États-Unis. La portée jadis globale des pouvoirs européens ne s’étendaient plus au-delà du Continent européen, et même sur le Continent leur force était relativement insignifiante, comparée à celle des États-Unis, comme on a pu l’observer lors de l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999, où la Grande-Bretagne par exemple n’a pu fournir que 4% des avions et des sorties totales. La seule mission stratégique de l’Europe était de tenir tête à l’Union Soviétique et de défendre son territoire contre toute offensive Soviétique jusqu’à ce que les Américains arrivent. Avec la fin de la Guerre froide, et donc la disparition de la menace soviétique, les puissances européennes ont rapidement coupé leurs budgets militaires pour dramatiquement réduire leurs forces, puisqu’ils considéraient qu’ils n’en avaient plus besoin. Au niveau idéologique, il y également un fossé qui s’est creusé, et selon Kagan, c’est en grande partie à cause de la relative faiblesse militaire de l’Europe qui ne croît plus dans le recours à la force militaire. C’est à dire que l’Europe est consciente de sa faiblesse militaire, donc elle insiste qu’on n’y ait plus recours pour qu’elle ne soit pas désavantagée, contrairement au domaine économique, où elle demeure encore assez puissante pour influencer les autres nations de la communauté internationale. Si différents, mais pareils aussi…
Bien sûr, malgré cet éloignement certainement inévitable dans un certain sens, les États-Unis et les états de l’Europe occidentale arrivent à s’entendre encore aujourd’hui sur certains dossiers. Un exemple récent qui démontre que les puissances de l’Europe ne sont pas totalement entrées dans une ère de paix éternelle est la menace d’un régime iranien radical en possession d’armes nucléaires. Le Président Jacques Chirac a affirmé que la France se réservait le droit d’un éventuel usage de l’arme nucléaire contre « les dirigeants d’Etats qui auraient recours à des moyens terroristes contre nous, tout comme ceux qui envisageraient d’utiliser, d’une manière ou d’une autre, des armes de destruction massive » . Ce n’est pas exactement un vocabulaire dont on s’attendrait d’un État qui avait jusque là renoncé à l’usage des armes nucléaires contre des groupes terroristes. Mais le point demeure que malgré les désaccords à propos de la guerre en Iraq et une réelle divergence dans les perspectives internationales, les États-Unis et les puissances européennes ont quand même plus de choses en commun que de différences. La réalité est qu’il n’y a pas des centaines de pays démocratiques partageant les mêmes valeurs et, dans cette perspective, les États-Unis et les puissances européennes ont encore besoin l’un de l’autre.
C’est un fait de la vie que, dans un ordre mondial, il est difficile d’être la seule superpuissance et c’est donc pour cette raison que les États-Unis semblent mettre un peu d’eau dans leur vin pour se rapprocher de leurs alliés européens. En même temps, dans un monde où, en dehors de l’Union européenne, la paix éternelle ne règne pas encore, il est fort utile d’avoir comme ami une superpuissance quand des menaces imprévues se présentent. A cet effet, comme je l’ai mentionné plus haut, les États-Unis et l’Europe semblent s’être mis d’accord sur le dossier iranien, pour l’instant du moins. Ce livre constitue une oeuvre incontournable pour des personnes voulant mieux comprendre les relations entre les États-Unis et l’Europe occidentale, ainsi que pourquoi et comment elles sont rendues où elles en sont actuellement. Kagan présente une analyse nuancée et démontre une excellente maîtrise de la psychologie américaine et européenne, en contrastant et rapprochant les points de vue divergeants qui ont contribué à les éloigner. Robert Kagan est un associé senior chez la Carnegie Endowment for International Peace où il est le directeur du U.S. Leadership Project, et il est aussi journaliste, écrivant notamment pour The Washington Post. Il a également servi dans le U.S. State Department (Ministre des affaires étrangères des États-Unis) de 1984 à 1988. « Of Paradise and Power : America and Europe in the New World Order »
Robert Kagan
(2004) Vintage Books (New York), 158 p.
Critique de « Of Paradise and Power » de Robert Kagan