Le prix Nobel de la paix remis à … une banque ?

M. Yunus, né en ce qui est présentement le Bangladesh, a reçu son doctorat en économie aux États-Unis. Suite à sept ans passés en enseignant dans une université du Colorado, il est retourné en 1971 à un Bangladesh nouvellement formé. De nouveau professeur d’économie, cette fois-ci à l’Université de Chittagong, il a été frappé par l’incapacité des élégantes théories économiques d’avoir un effet perceptible pour les gens pauvres. En parallèle, il a observé que les petits commerçants étaient souvent enchaînés aux prêteurs par des taux d’intérêt débilitants, de telle manière qu’ils ne pouvaient pas sortir de leur endettement. De ces constatations est née l’idée ingénieuse de M. Yunus : prêter de l’argent aux gens les plus pauvres, qui normalement sont exclus des services des institutions financières traditionnelles, pour qu’ils puissent briser le cercle vicieux de l’endettement et de la pauvreté. En effet, ceci était le début de ce qu’on appelle couramment la micro-finance. Le premier prêt, octroyé en 1976, était d’une valeur de 27 USD et venait de la poche de M. Yunus lui-même. Les bénéficiaires étaient un groupe de 42 fabricants de meubles en bambou. D’un tel début peu propice s’est développé le « Grameen Bank Projet ». (« Grameen » veut dire « village » en Bengalî et les fabricants venaient d’un village près de la ville de Chittagong.)  Le projet a eu un tel succès qu’il a été répandu dans d’autres provinces du pays et le projet de micro-finance est devenu une banque indépendante, la banque Grameen, en 1983. En août 2006, la banque avait déboursé 5.72 milliards USD en prêts depuis son fondement, ce qui est encore plus étonnant en considérant que leur prêt moyen est de 200 USD. En tout, la banque a aidé quelque 6,6 millions de citoyens du Bangladesh. Leur taux de remboursement des prêts, 98,85 %, est un gage du bon fonctionnement du modèle, bien que pour certains qui oeuvrent dans le monde de la finance, un tel pourcentage élevé de remboursement semble irréel.  Le modèle de micro-finance a été repris dans plusieurs autres pays, tels que la Bolivie et le Burundi. La Banque mondiale estime qu’à travers le monde, il y a plus de 7 000 institutions de micro-finance qui offrent leurs services à 16 millions de personnes. Les bénéficiaires des programmes de micro-finance sont surtout des femmes, recevant la vaste majorité des prêts. Le Comité de sélection du prix Nobel de la paix a déclaré que ce système économique est une force libératoire, surtout dans les pays où les femmes luttent contre la répression et conditions économiques déplorables. Vu que la micro-finance est un phénomène relativement nouveau, il y en a certains qui ne sont pas encore convaincus de son apport. Parmi eux figure Abhijit Banerjee, professeur d’économie du développement au Massachusetts Institute of Technology. Il maintient qu’il n’y a pas encore de donnée empirique qui réponde clairement à la question de savoir si la micro-finance peut réussir à réduire la pauvreté, et il soutient que d’autres études doivent être effectuées. Néanmoins, selon un chercheur de la Banque mondiale, la micro-finance elle-même est responsable pour 40 % de la réduction de la pauvreté au Bangladesh, ce qui semble être une indication claire du succès du modèle dans ce pays en particulier.
Il va sans dire que certainement M. Yunus est digne de reconnaissance au niveau international pour avoir innové un système qui donne aux démunis les outils de se sortir de la pauvreté. Mais quel est le lien entre le développement économique et la paix  ? Le prix Nobel de la paix est normalement attribué à ceux qui travaillent dans des régions instables du monde, luttant vers la résolution de conflits, ou bien à ceux qui promeuvent les droits de la personne. On peut penser à Yitzhak Rabin ou Jimmy Carter. Selon The Economist, bien que M. Yunus ait lutté noblement contre la pauvreté, « c’est un peu forcer la note que de la qualifier de pacifiste. »  En effet, le choix de M. Yunus et la banque Grameen comme lauréats montre une reconnaissance de la part du Comité de sélection que non seulement sont importants les efforts de résolution de conflit, mais le sont aussi les mesures de prévention. Les activités des gagnants, avec leur but principal de réduction de la pauvreté, mettent en place la base d’une société stable et équitable, où les facteurs qui mènent au conflit sont réduits. Suite à la remise du prix, l’articulation du lien entre la réduction de la pauvreté et la paix a été réitérée par la communauté internationale. James Wolfensohn, ancien Président de la Banque mondiale, a indiqué dans une entrevue avec le New York Times que la micro-finance a un lien avec la paix car elle « redonne au peuple l’espoir et la dignité et c’est le manque d’espoir qui est la plus grande cause de violence et de l’intolérance. »  Aux yeux de M. Yunus, avoir accès aux outils de prospérité économique est un droit. En octroyant ces prêts de montants minimes, la banque laisse les citoyens marginalisés bénéficier de ce droit et prendre leur développement en main. La relative prospérité qui peut suivre est accompagnée d’un sentiment d’actualisation de soi-même et de multiples bénéfices socio-économiques, par exemple, une meilleure santé, l’accès à l’éducation et l’engagement politique. La lutte contre la pauvreté est donc un élément clé à la réalisation d’une société stable où la paix peut devenir bien ancrée. Le Comité de sélection, dans son discours lors de la remise du prix, a déclaré qu’une paix durable « ne peut être atteinte à moins qu’une bonne partie d’une population donnée parvient à sortir de la pauvreté. Le microcrédit va dans ce sens, et permet ainsi de faire progresser la démocratie et les droits humains. »  À première vue, le choix surprenant d’une banque comme lauréat du prix Nobel de la paix aurait pu être interprété comme étant une indication du point auquel le monde est devenu corporatif. Il suffit de remarquer l’humanité qui soutient les actions de M. Yunus et le principe d’égalité qui est à la base de la banque Grameen pour discerner que les deux parties méritent hors doute cette vénérable distinction. La décision inattendue n’est pas l’indice d’une orientation vers le marché privé  ; elle est un signe de la reconnaissance émergente au niveau international du lien entre l’éradication de la pauvreté et la paix. Si la banque Grameen se trouve à être une institution financière économiquement viable, tout en offrant des prêts à des mendiants pour l’achat d’un parapluie, peut-être que les banques ici au Canada ont quelque chose à en apprendre…

Le prix Nobel de la paix remis à … une banque ?
En savoir plus =>  Sons et images de Beyrouth : entre résistance, mémoire et mélancolie
Retour en haut