Actuellement, il y a « 1,2 milliards d’êtres humains sans eau potable ; 2,5 milliards d’êtres humains privés d’un accès à des structures d’assainissement ; 8 millions de morts par an directement imputés à la consommation d’eau contaminée(2) ». Plusieurs pays souffrent de pénuries d’eau, notamment au Moyen-Orient et en Afrique subsaharienne alors que certains pays sont privilégiés, comme le Canada, les États-Unis, le Brésil, la Russie et la Chine. À l’intérieur même de ces pays privilégiés, la disponibilité d’eau douce n’est pas toujours égale et dépend des zones géographiques, du climat et de l’utilisation que l’on en fait. Pour certains, l’eau est un bien commun qui appartient à l’humanité et qui devrait constituer un droit fondamental. Pour d’autres, l’eau est un bien marchand. Les dernières années démontrent que les organisations internationales et les multinationales ne défendent pas le bien commun, mais plutôt le bien marchand et favorisent la privatisation de l’eau. Examinons ce constat de plus près. La mission et les ententes entre les organisations internationales et les multinationales Les Nations unies ont déclaré la période 1981-1990 comme Décennie internationale de l’eau potable et de l’assainissement. Cette déclaration avait pour objectif de donner un accès à l’eau potable à tous les êtres humains pour l’an 2000. Un objectif qui, malheureusement, est loin d’avoir été atteint. Par la suite, plusieurs déclarations sur l’eau ont été faites dans les années 1990, dont deux très paradoxales : « En 1990, la charte de Montréal déclarait l’accès à l’eau potable comme un droit humain fondamental, mais ce principe a été oblitéré dès 1992 lors de la conférence de Dublin, qui éleva l’eau au rang d’objet économique[…](3). » Pourtant, en 1992, la communauté internationale était dans la foulée du Sommet de la terre de Rio, puis de l’élaboration et de l’application des fondements du développement durable. En 1994, le Conseil mondial de l’eau (CME) a été créé, soutenu financièrement par la Banque mondiale, par le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUED), par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), par l’UNESCO, de même que par de grandes multinationales françaises, soit Suez et Vivendi(4). En 1996, le CME devait définir une vision mondiale de l’eau à long terme et a mis en place un forum mondial de l’eau (Marrakech, La Haye, Kyoto). Il ne faut pas passer sous silence que le CME est une organisation privée, qui promeut la privatisation de l’eau et les investissements étrangers. Toujours dans la même voie, on a assisté, en 1996, à la création du Partenariat mondial de l’eau (PME), qui avait pour mission de faire la promotion du partenariat public-privé(5). Deux années plus tard, en 1998, le CME et le PME ont mis en place la Commission mondiale de l’eau afin d’avoir une vision commune. Enfin, en 2001, le Programme mondial pour l’évaluation des ressources en eau (WWAP) a été créé dans le but d’évaluer les politiques de l’eau et de maintenir un pouvoir d’orientation et de contrôle de ces politiques. Les organisations comme la Banque mondiale, le Fond monétaire international et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) prônent la privatisation de l’eau et la définissent comme une marchandise. En effet, pour ces organisations, tout comme le décrit madame Barlow dans L’Écologiste : « L’eau est un bien comparable au pétrole et au gaz et le Forum mondial de l’eau est en train de préparer un cartel de multinationales semblable à celui de l’énergie mondiale(6). » Le marché de l’eau est très prometteur et les revenus annuels des multinationales de l’eau se chiffrent approximativement à 40% de ceux du secteur pétrolier(7). De ce fait, l’eau est actuellement une ressource qui représente un grand intérêt économique. Le président de Suez, Gérard Mestrallet, a d’ailleurs déclaré ceci : « L’eau est un bon produit. C’est un produit qui devrait normalement être gratuit, mais c’est notre métier de la vendre. C’est un produit absolument nécessaire à la vie(8). » Malheureusement, les considérations économiques l’emportent sur le droit fondamental de tout être humain de disposer de l’eau potable chaque jour. Vers une privatisation mondiale ? Alors que 85% des services d’eau des grandes villes du monde sont gérés par des sociétés publiques ou d’État, les multinationales se battent pour que les gouvernements leur cèdent la distribution de l’eau(9). Toutefois, les gouvernements oublient trop souvent de protéger le patrimoine collectif. Riccardo Petrella affirme que « 50% de l’eau potable traitée dans le monde se perdrait dans des fuites provenant des systèmes d’alimentation(10) ». Or, moderniser les infrastructures coûte très cher à l’État. « Le gouvernement canadien estime qu’une somme de 53 milliards de dollars américains serait nécessaire à la simple modernisation de l’infrastructure de ses réseaux d’alimentation(11). » Au lieu d’investir publiquement dans les infrastructures, les gouvernements subventionnent l’industrie des hautes technologies, ce qui explique que les entreprises privées détiennent une expérience et une expertise notables dans le domaine de la modernisation des infrastructures et de la distribution de l’eau potable. Il n’est pas étonnant que Vivendi et Suez contrôlent à eux seuls la distribution d’eau potable dans plus de 130 pays. Cependant, il y a eu plusieurs cas de résistance de la part des communautés locales contre ces multinationales qui contrôlent les tarifs de l’eau. Récemment, en France, certaines villes dont Bordeaux, Lyon, Lille et Paris s’objectaient aux profits démesurés de ces entreprises : « La Lyonnaise des Eaux, groupe Suez, titulaire d’une concession de 30 ans, avait empoché, entre 1992 et 2003, plus de 29 millions d’euros de surprofits(12). » À la suite d’une rude bataille, la Lyonnaise devra verser la moitié de ses profits provenant de la consommation à la communauté urbaine de Bordeaux. Des cas de résistance en Bolivie et en Argentine démontrent également qu’il est possible d’agir. Par exemple, en 2001, en Bolivie, l’entreprise privée n’a pas amélioré le service, mais l’a plutôt détérioré, et la ville de Cochabamba a réussi à annuler le contrat avec cette société. Quant à l’Argentine, la Compania de Acquas del Aconquija, une filiale de Vivendi, a entamé une poursuite de 300 millions de dollars US à la suite d’une résistance de la population qui a mené à l’échec d’un marché sur la privatisation(13). Quoiqu’ils demeurent des cas marginaux, ces exemples démontrent qu’il est possible de s’opposer à des multinationales. Devant ce marché mondial de l’eau, la résistance ne doit pas être la seule solution. Selon madame Barlow, il faut bâtir des alternatives au partenariat privé-public pour donner le contrôle aux communautés locales(14). Les décisions relatives à l’eau doivent impliquer la communauté locale et non le monde des affaires afin que l’eau soit reconnue comme un bien commun et un droit fondamental. Nous assistons à une alliance des multinationales et des organisations internationales, et la soif du pouvoir tarira, certes, l’avenir de plusieurs humains qui n’ont pas accès à l’eau potable. Bien que seulement 15% des services de l’eau soient privatisés mondialement, les actions des multinationales laissent présumer une augmentation de ce pourcentage dans les années à venir. Soulignons qu’il est avant tout primordial de préserver la ressource en eau et d’investir dans sa dépollution et sa décontamination. Finalement, pourquoi les profits de la Banque mondiale, générés par le capital des multinationales de l’eau, ne seraient-ils pas réinvestis dans l’amélioration des infrastructures et dans l’accessibilité à l’eau potable pour tous les êtres humains ? Les énormes surplus des multinationales de l’eau devraient donc êtres utilisés à cette fin. Les organisations internationales auraient-elles déjà oublié leur objectif de 1987 qui était de donner à tous les êtres humains un accès à l’eau potable pour l’an 2000 ? 1. PNUD. (2006) Au-delà de la pénurie : pouvoir, pauvreté et crise mondiale de l’eau. Rapport mondial sur le développement humain 2006. [En ligne]. . Consulté le 1er décembre 2006. 2.REKACEWICZ, Philippe. « Écologie le grand défi, Grandes manœuvres autour de l’eau ». Dans Le monde diplomatique ; Manière de voir 81, 2005, pp. 44-48. 3. Ibid. 4. PETRELLA, Riccardo. « Écologie le grand défi, Un besoin vital devenu marchandise ». Dans Le monde diplomatique ; Manière de voir 81, 2002, pp.76-81. 5. Ibid. 6. BARLOW, Maude. « L’eau : de l’or bleu ou un patrimoine commun ? », L’Écologiste ; La crise de l’eau, 2006, pp. 22-23. 7. BARLOW, Maude et CLARKE, Tony. L’Or bleu, L’eau, nouvel enjeu stratégique et commercial, VILLE : Les Éditions du Boréal, 2002, p. 158 8. Ibid. 9. POUPEAU, Frank. Écologie le grand défi, À la Paz, les dégâts de la privatisation,
2002, Dans Le monde diplomatique ; Manière de voir 81, 2002, pp. 83-87. 10. PETRELLA, Riccardo. Le Manifeste de l’eau, pour un contrat mondial. VILLE : Éditions Labor, 1998, p. 40. 11. BARLOW, Maude et CLARKE, Tony. Op. cit., p. 149. 12 REY-LEFEBVRE, Isabelle. « Les villes épluchent les profits des distributeurs d’eau », Dans Le Monde, 23 novembre 2006. 13. Ibid. 14. BARLOW, Maude. Op. cit. pp. 22-23.
L’inquiétante position des organisations internationales face à la gestion de l’eau