Mais au-delà des anecdotes de voyage se dessine en filigrane la crise identitaire de la ville et des Argentins. L’Argentine est le pays d’Amérique du Sud avec la plus importante immigration européenne, ce qui a donné à Buenos Aires le surnom « Paris de l’Amérique du Sud » (bien que la grande majorité des immigrants aient été d’origine italienne). Tiraillés entre leurs identités sud-américaine et européenne, les Argentins parlent fréquemment de leur « crise identitaire », surtout visible dans leur obsession pour la psychologie et autres traitements en « psy » : l’Argentine compte d’ailleurs le plus grand nombre de psychologues par habitant. Mais le malaise identitaire des Argentins a aussi d’autres racines moins romantiques. Dites aux porteños* que vous trouvez leur ville belle, ils vous regarderont d’un air méfiant comme s’il fallait être un peu fou pour trouver du charme à cette ville encore mythique. Pour plusieurs d’entre eux la ville n’est plus aujourd’hui qu’une ombre du Buenos Aires « d’avant ». Avant, c’est d’abord avant la crise économique fulgurante de 2001 qui fit basculer le pays dans l’inflation et l’instabilité économique. Jusqu’en 2001, le peso argentin était artificiellement maintenu à une valeur au pair avec le dollar américain. Le système s’est effondré quand l’État, trop endetté, n’a plus été en mesure de rembourser ses obligations : les banques ont bloqué leurs activités, et ceux qui ont pu récupérer leurs économies à temps l’ont fait au tiers de leur valeur. Au lendemain de la crise, environ le quart des travailleurs argentins avaient perdu leur emploi. Même si le pays remonte tranquillement la côte, grâce entre autres à un prêt concédé par le FMI en 2003, les effets de la crise se font encore beaucoup sentir. Depuis est apparue dans la ville une pauvreté extrême jusque-là inimaginable pour les porteños. Impossible de se promener dans Buenos Aires aujourd’hui sans remarquer le nombre affligeant de mendiants, dont beaucoup sont de très jeunes enfants. Sont aussi apparus les cartoneros, qui parcourent les rues juste avant que les ordures soient ramassées pour y récupérer le carton, ensuite revendu aux entreprises de recyclage. Même si les chiffres officiels portent le taux de chômage à 10%, un taux comparable au reste de l’Amérique du Sud, le taux véritable serait en fait beaucoup plus élevé, compte tenu entre autres de ceux qui gagnent un salaire ne leur permettant pas de vivre au-dessus du seuil de pauvreté. Avant, c’est aussi cette époque que les plus jeunes n’ont pas connue, celle d’avant les dictatures militaires dont les cicatrices sont toujours présentes dans la société argentine. Les mères de la Plaza de Mayo continuent à se réunir tous les jeudis devant la Casa Rosada (superbe édifice à façade rose qui abrite la branche exécutive du gouvernement national) pour demander le retour de la justice et de la sécurité. Dans un pays toujours en lutte avec la corruption plus ou moins flagrante de ses politiciens, il est d’autant plus difficile de faire face aux démons du passé et d’en finir avec l’impunité. La boîte de Pandore s’est rouverte récemment alors que la loi d’amnistie des bourreaux de la dictature, votée en 1990 par le gouvernement Menem, a été déclarée inconstitutionnelle. Un geste controversé, certains critiques accusant le président Kirchner de réveiller des vieux démons pour détourner l’attention des failles de son propre gouvernement. D’autant plus que Jorge Julio Lopez, survivant de tortures sous la junte militaire, reste toujours introuvable après son enlèvement en octobre quelques jours avant son témoignage prévu au procès de plusieurs anciens tortionnaires de la dictature, dont certains occupent aujourd’hui des postes influents au gouvernement ou dans la police. Lorsque, fin décembre, disparaît Luis Gerez, un autre témoin au procès, plusieurs ne se sont pas cachés pour dire que les anciens réseaux de la dictature fonctionnent toujours. En Argentine, le passé trouve encore le moyen de se rappeler au présent. *C’est ainsi qu’on nomme les habitants de Buenos Aires, qui fut un important port marchand. Le titre de ce texte fait référence à Carlos Gardel, le plus célèbre chanteur de tango argentin, qui a connu un de ses plus grands succès avec « Mi Buenos Aires Querido » (mon Buenos Aires chéri). Herido signifie blessé.
Récit de voyage : Mi Buenos Aires Herido