Avant de nous attarder aux artistes du Jugendstil, notamment Klimt et Schiele, et sur l’influence que Freud a exercé sur leur art, il est essentiel de dire quelques mots sur le contexte socio-historique dans lequel émerge ce courant. Au tournant du XXe siècle, Vienne est la capitale de la monarchie autro-hongroise et la quatrième ville la plus importante du vieux continent avec ses deux millions d’habitants. Elle est également un centre intellectuel et culturel, car elle conserve dans ses musées de riches collections d’œuvres d’art et l’Académie des sciences et l’Académie des beaux-arts y sont installées. Les artistes les plus talentueux du moment y vivent – par exemples, les musiciens Gustav Malher (1860-1911) et Richard Strauss (1864-1949), le journaliste Theodor Herzel (1860-1904), les écrivains Robert Musil (1880-1942), Stephan Zweig (1881-1942), Rainer Maria Rilke (1875-1926) et le poète Hugo Von Hofmannsthal (1874-1929). Derrière cette magnifique façade, Vienne masque un profond malaise. Le comportement social de ses membres est régis selon une « conscience de caste ». Les Viennois sont condamnés à ne traiter d’aucune façon toutes les questions reliées à la sexualité. Cette culture du silence est soulignée par l’écrivain Stefan Zweig (1881-1942) : « Notre siècle […] éprouvait la sexualité comme un élément anarchique et de ce fait perturbateur, qui ne se laissait pas incorporer dans son éthique et qu’on ne devait pas laisser paraître au grand jour : toutes les formes d’amour libre, extraconjugal, étaient une atteinte à la « bienséance » bourgeoise. Dans ce conflit, cette époque inventa un singulier compromis. Elle borna sa morale non pas à interdire au jeune homme de vivre sa vie sexuelle, mais à exiger qu’il s’acquittât de cette fâcheuse affaire d’une manière qui ne fit pas remarquer. […] Ainsi, par une convention tacite, tout cet embarrassant complexe de questions n’était traité ni à l’école, ni dans la famille, ni en public, et l’on étouffait tout ce qui pouvait y faire songer. » [1] Conséquemment, au moment où la société viennoise refuse de discuter de sexualité, elle a le plus haut taux de prostituées parmi les villes européennes. Comme le dit Jeanette Zwingenberger : « Vienne est l’une des villes européennes ayant la plus forte proportion de prostituées par rapport à sa population. C’est justement au sein du prolétariat que ces messieurs de la bonne société trouvaient des « objets désirables » sans défense, qualité qu’ils contestaient à leurs épouses. » [2] Sur le plan artistique, la société viennoise demeure aussi stricte. Elle étouffe les jeunes avec d’anciennes traditions qu’elle tente de perpétuer afin de maintenir son contrôle. Elle évite la représentation des thèmes susceptibles de choquer comme la sexualité. C’est pourquoi la Künstlerhaus (Maison des artistes), un regroupement de peintres, de sculpteurs et d’architectes dirigé par des bourgeois, refuse d’exposer les œuvres des jeunes qu’ils considèrent trop innovatrices. Les dirigeants de la Künstlerhaus s’intéressent davantage à l’aspect mercantile des arts qu’à leurs considérations esthétiques. Ils entretiennent l’isolement de l’art viennois face au reste du monde. En opposition à cette attitude, plusieurs artistes mécontents font sécession en 1897. Les sécessionnistes, dirigés par Klimt, qui deviendront les représentants du Jugendstil, ne supportent plus d’être contraints dans leur démarche par les maîtres de la précédente génération comme le dit Hans Bisanz : « L’existence de liens permanents avec les milieux officiels mécontentait les artistes de la jeune génération […] ils se tournaient de plus en plus vers des thèmes particuliers, présentant un caractère humain. Les plus jeunes se sentaient désavantagés face aux jurys des concours et leurs conceptions en matière d’exposition différaient totalement de celles de leurs aînées. » [3] Les sécessionnistes favorisent un art qui s’oppose radicalement à l’art historique. Ils veulent mettre de l’avant un art contemporain. Ils s’inspirent du symbolisme, qui sur le plan thématique, se caractérise par le rêve et l’allégorie. Le symbolisme est fondé sur un amalgame d’éléments et de références à plusieurs traditions. Philippe Thiébaut le souligne : « Les peintres adoptent les attitudes les plus diverses à l’égard de la tradition et les recherches formelles les plus novatrices s’allient parfois à la réactualisation d’une iconographie ancienne. [4] » Les sécessionnistes méditent sur le réel, l’idéal et les états d’âme. Ils sont en quête d’un langage artistique libre et sont à la recherche d’une introspection. Ils ont aussi un penchant pour le traitement des thèmes liés à la mort, à l’inconscient et à la sexualité. Thiébaut rappelle que cet intérêt pour la sexualité n’est pas indissociable de l’émergence de la psychanalyse [5] à Vienne : « Parallèlement à la psychanalyse naissante, les créateurs explorent la nature de la sexualité et les zones cachées de l’esprit. [6] » Avec ses observations sur la capitale, à partir desquelles ses théories furent développées, Freud vint contribuer à l’émancipation des artistes qui étaient en faveur d’un « art libre », humain et ouvert sur le monde. Robert Waissenberger témoigne de cette influence : « « A l’époque son art, à l’art sa liberté », tel fut leur mot d’ordre. Si, au début, ceux qu’on a appelés les « stylistes » rencontrèrent peu d’échos favorables, le cercle de leurs admirateurs s’élargit peu à peu, à mesure de l’intérêt croissant que la haute bourgeoisie témoignait à leurs œuvres. Cette classe de la société était également celle qu’étudiait Sigmund Freud ; à son exemple, les artistes approfondirent la connaissance de la psyché, sans se borner à la simple reproduction des apparences. [7] » La psychanalyse, qui étudie l’homme viennois et ses comportements, devient fort intéressante pour des artistes qui rejettent l’art académique calqué sur les apparences, car elle les détruit selon Frank Whitford : « A sa façon, tout comme Loos ou Kraus, Freud contribua à détruire les apparences. [8] » Freud abandonne les « définitions conventionnelles de la personnalité [9] ». Il cherche dans les profondeurs de l’être afin de parvenir aux origines de ses pensées et de ses gestes, qui se situent dans l’inconscient. Par sa morale rigoureuse qui cache de nombreux problèmes, la société viennoise ne s’accorde aucune liberté et guète les moindres gestes de ses membres dans le but de les condamner. Elle peut être comparée à un patient qui se nie en s’imposant des conventions sociales, qui agissent comme un mécanisme de défense face à des pulsions refoulées. Il n’est donc pas étonnant que les Viennois se soient offusqués face au développement de la psychanalyse qu’ils considèrent comme « dérangeante ». Cette dernière qui s’attarde aux rapports entre « conscient » et « inconscient » s’oppose à leur nature apathique et insouciante. Harald Leupold-Löwenthal souligne la réception des théories freudiennes : « Le fait est que les techniques d’observation et de traitements psychanalytiques visant à l’identification des relations entre conscient et inconscient et des comportements défensifs, qui altèrent la réalité jusqu’à la nier, sont suffisamment contraires à la mentalité des Viennois pour expliquer que la psychanalyse ait fait figure d’épiphénomène et que ses adeptes aient été considérés comme des originaux. » [10] N’adhérant pas aux valeurs viennoises, les artistes du Jugendstil sont près à transgresser les frontières sociales, notamment Klimt et Schiele. Les deux hommes font connaissance en 1907, au Café Museum. La forte personnalité de Klimt, qui incarnait la modernité et le progrès, impressionne le jeune Schiele, qui devait bientôt devenir son élève. Dans l’histoire de l’art, Schiele a souvent été considéré par les historiens comme la part sombre de Klimt. Car, après avoir suivi les enseignements de son maître, qui favorise l’ornementation, la sensualité, la grâce, l’élégance et qui préfère suggérer plutôt que de montrer, Schiele met de l’avant une peinture expressive, violente, sans ornementation, qui révèle une sexualité crue. Cette pratique qu’il développe fait en sorte qu’on associe particulièrement ce dernier aux thèmes freudiens comme le note Itzhak Goldberg : « […] sans suggérer que Schiele « illustre » la théorie freudienne, il est tentant de faire le lien entre l’artiste et son illustre contemporain viennois. Ses nus, tourmentés par les effets du refoulement sexuel, offrent des similitudes étonnantes avec les découvertes de la psychanalyse. » [11] Finalement, même si peu de gens s’attarderont au 110e anniversaire de la Sécession viennoise, il s’agit d’un événement majeur sur le plan artistique au XXe siècle. Klimt, ayant rejeté, avec la Sécession de 1897, les traditions académiques et amorcé l’établissement de nouveaux critères esthétiques et le traitement de thèmes actuels, transmettra ses connaissances et son goût aux artistes de la génération suivante, dont Schiele, qui prendra ses distances face à son maître pour mener à son paroxysme l’exploration des sphères de l’ inconscient théorisées par Freud. Pour ceux intéressés par le sujet, à l’occasion de la première grande exposition sur les peintres viennois, qui a été présentée aux Galeries nationales du Grand Palais à Paris, du 5 octobre 2005 au 23 janvier 2006, Valérie Manuel a réalisé un superbe film, Klimt, Schiele, Moser, Kokochka. Vienne 1900 (2005). Également, vous pouvez voir un documentaire de Gilbert Charles et Michel Vuillermet, qui a été présenté au Festival des films sur l’art de Montréal 2007, Klimt ou le testament d’Adèle (2005). [1] ZWEIG, Stefan, « Eros Matutinus », Le monde d’hier, Belfond, Paris, 1993, p. 89. [2] ZWINGENBERGER, Jeanette, « Les modèles de Schiele », Egon Schiele, Parkstone, New York, 2000, p. 20. [3] BISANZ, Hans, « Beaux-arts et arts appliqués », Vienne 1890-1920, Seuil, Paris, 1984, p. 122. [4] THIÉBAUT, Philippe, « Le symbolisme et l’art nouveau racontés », L’Abcdaire du Symbolisme et de l’Art nouveau, Flammarion, Paris, 1997, p. 14. [5] LAPLANCHE, Jean et PONTALIS, J.-B., « Psychanalyse », Vocabulaire de la psychanalyse, Presses Universitaires de France, Paris, 2002, p. 350. Définition : « Nous avons nommé psychanalyse le travail par lequel nous amenons à la conscience du malade le psychique refoulé en lui. » Pourquoi « analyse », qui signifie fractionnement, décomposition et suggère une analogie avec le travail qu’effectue le chimiste sur les substances qu’il trouve dans la nature et qu’il apporte dans son laboratoire ? Parce qu’une telle analogie est, sur un point important, effectivement fondée. Les symptômes et les manifestations pathologiques du patient sont, comme toutes ses activités psychiques, d’une nature hautement composé ; les éléments de cette composition sont en dernier ressort des motifs, des motions élémentaires. Nous lui apprenons donc à comprendre la composition de ces formations psychiques hautement compliquées, nous ramenons les symptômes aux motions pulsionnelles qui les motivent, nous désignons au malade dans ses symptômes des motifs pulsionnels jusqu’alors ignorés, comme le chimiste sépare la substance fondamentale, l’élément chimique, du sel dans lequel, en composition, avec d’autres éléments, il était devenu méconnaissable. [6] Ibid., p. 19. [7] WAISSENBERGER, Robert, « Vienne, Berceau de la psychanalyse », Vienne 1890-1920, Seuil, Paris, 1984, p. 103 [8] WHITFORD, Frank, « La cité des rêves », Egon Schiele, Thames & Hudson, Paris, 1990, p. 17. [9] Ibid., p. 17. [10] LEUPOLD- LOWENTHAL, Harald, « Vienne, Berceau de la psychanalyse », Vienne 1890-1920, Seuil, Paris, 1984, p. 105. [11] GOLDBERG, Itzhak, « Les mains qui parlent », Klimt, Schiele, Moser, Kokoschka. Vienne 1900, Réunion des musées nationaux, Paris, 2005, p. 81.
Le 110e anniversaire de la Sécession viennoise