Il y a de ces terres où l’autorité politique ne s’exerce que par la pointe du fusil. Il y a de ces terres où le despote ne soumet que par la force, où le prince ne gouverne que parce qu’il est craint tant par ses amis que par ses ennemis. Et le sang coule, et coule encore. L’autre caractéristique de ces lieux instables veut que celui qui est soumis veuille à tout prix se libérer de ses chaînes, et à bon droit. Le soumis convoite, complote, risque sa peau en rêvant à la liberté d’être enfin parmi les plus forts. Parfois, le soumis réussit, élimine son oppresseur et devient lui-même le plus fort d’un autre. Plus souvent qu’autrement, le soumis échoue et on lui tranche le cou. Les proches du soumis le restent eux aussi, en cultivant la haine du plus fort, puis nourrissant un désir de vengeance insatiable. Et le sang coule, et coule encore. Tant qu’il y aura des hommes pour les peupler, il y aura ces terres où le sang coule trop souvent. Nous ne devons pas abdiquer, mais il faut reconnaître le côté sombre de l’homme et ce vers quoi il peut mener jusqu’aux plus valeureux d’entre nous. Ce constat devrait éclairer les décisions que prennent nos gouvernements alors qu’on demande notre intervention. Ignorer ce fait est une solution insoutenable. En pensant à ces jeunes soldats qui tentent, à eux seuls, de contredire ce travers inhérent de l’humanité en voulant sauver les Afghans de l’insanité d’une sempiternelle logique de violence et de guerres interethniques, je ne ressens que de la désolation. Ils ne sauveront pas l’homme de l’homme par une mission douce-amère à saveur paternaliste. L’homme est un loup pour lui-même, disait Hobbes. Il avait raison. Il n’y a qu’une chose qui puisse, selon moi, venir à bout de ce pathétique cycle de violence et de haine : l’égalité en droit pour chacun et le compromis face à l’ « Autre ». Mais ce choix appartient à chaque peuple ; il ne s’impose pas. Ce choix se désire, il se construit au fil d’une évolution sociétale, au fil d’expériences et de constats d’échecs et de succès. Il s’opère par un consensus qui ne peut guère résulter d’une force étrangère. Tant que les Afghans n’auront pas fait ce choix, il ne pourra y avoir de reconstruction significative et efficace en Afghanistan, ni de pacification durable. Pour toutes ces tristes raisons, je suis d’avis que le gouvernement du Canada devrait retirer ses troupes d’Afghanistan afin d’appuyer plutôt les peuples qui ont déjà fait ce choix d’égalité et de citoyenneté. Certains nous tendent la main depuis déjà longtemps, je pense aux peuples des Antilles qui vivent eux aussi sur notre continent américain et qui maintiennent des démocraties malgré la pauvreté extrême et le manque de ressources ; je pense aussi aux gouvernements légitimes d’Afrique qui luttent sans succès contre le sous-développement économique, la corruption endémique et contre la pandémie du Sida. Il serait temps d’user de raison et de répondre adéquatement à leur appel plutôt que de faire couler encore plus de sang sur des terres déjà souillées. Est-il raisonnable de tenter de forcer une réflexion sociale aussi fondamentale que le compromis démocratique et pacifique chez certains peuples qui n’y sont pas encore préparés ? Allons-nous continuer à mettre tous nos œufs dans le même panier en réponse obstinée aux événements, certes tragiques, du 11 septembre 2001 ? Allons-nous continuer à sacrifier indûment de jeunes vies, sans espoir réel de résultats concrets et durables à court ou moyen terme ? Parce qu’avouons-le, on n’en finira jamais avec la possibilité d’un retour des Talibans au pouvoir tant qu’on ne les aura pas tous assassinés un par un, autant qu’ils soient, ce qui est une idée complètement absurde et disgracieuse. Je maintiens donc, en réponse au faux discours moralisateur de certains politiciens, que faire preuve de réalisme et de pragmatisme en se ravisant au sujet d’une telle mission n’équivaut pas à manquer de courage, bien au contraire. Il faut choisir les combats qu’on mène, et tenter de se lancer seulement dans ceux qu’on peut raisonnablement prévoir remporter. L’aveuglement volontaire dans lequel les Conservateurs se sont réfugiés face au cul-de-sac de la mission afghane constitue une lubie qui ne fait certainement pas honneur au gouvernement de ce pays.
Le Canada en Afghanistan : Choisir ses combats